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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Les fuseaux horaires du poète voyageur


Par Antoine Boulad
2019 - 07

Le Prix Goncourt de la poésie qui, contrairement à son frère romanesque, couronne l’ensemble d’une œuvre, vient d’être attribué à Yvon Le Men. Parmi ceux et celles qui l’ont précédé dans cette prestigieuse distinction, il y a des poètes que les colonnes de L’Orient littéraire ont accueilli(e)s : Yves Bonnefoy, Guillevic, Estéban, Andrée Chedid, Vénus Khoury, Jaccottet ou Marc Alyn.

 

Force est d’en prendre acte : le parti pris du Goncourt est de privilégier la poésie hors du vase clos qui fait éclater le langage au profit de l’universalisme du mot dans sa simple nudité, telle une main tendue vers autrui, vers l’« ami de l’autre côté de l’océan ».

 

Dans l’un des plus récents recueils intitulé Un cri fendu en mille, mais également dans l’ensemble de son œuvre qui compte plus de vingt-cinq titres, Yvon Le Men inscrit sa poésie dans la tradition d’un Blaise Cendrars dont le martellement des mots fait écho à la marche de la terre humaine, à la cadence des départs et de l’amitié, au « tour du monde en 80 poèmes », de « Saint-Malo à Bamako, de Sarajevo à Sao Paulo », jouant au cerceau avec les fuseaux horaires, le poète voyageur se fait « passeur des poètes ».

 

Car notre globe est « un par l’air par le feu, sur la terre et sur l’eau » et si les « noms claquent sur la carte », c’est parce que notre humanité est unique sur la face de toute chose. Le Men va au « chevet du regard ». Les continents que le poète traverse pour se « mêler aux conversations qui parcourent le monde » sont des « radeaux perdus » comme l’évoque le sous-titre du recueil. Et Le Men témoigne. Dans son prologue, il cite Jean Malrieu pour fonder sa déontologie poétique : « Un étranger est venu qui raconte notre vie ». Les douleurs des peuples et des individus l’ont « ravagé ». Et si ses récits apportent un brin de clarification et de fraternité, ce sera cela de gagné sur la confusion.

 

Partir. Par empathie. Mon pays « (…) que j’ai envie de quitter pour le retrouver, de le quitter encore pour le retrouver encore, mais à la vitesse de la lumière, par les yeux les bras les mains par le corps tout entier qui sera l’autre corps comme on sert son pays natal dans les bras ».

 

Et Beyrouth. Et la Palestine.

Dans un poème qu’il consacre au Liban, Le Men a cette belle formule au sujet des Libanais qu’il qualifie de « nom fragile de l’humanité ». « Le pays des cèdres coud le ciel avec la terre ». Les Libanais « se partagent leur pays avec Dieu/qu’ils découpèrent en morceaux/entre le 14 avril 1975 et le 13 octobre 1991 ».

 

Au sujet des Palestiniens que le poème intitulé « Un peuple de trop sur la terre » rend à la vie selon de l’exergue de Mahmoud Darwich : « Les camps de Sabra Chatila qui ne sont pays nulle part sur la carte/ mais sont les pays de ceux qui n’en ont pas/n’en ont plus ».

 

Dans l’aéroport de Doha, Yvon Le Men ne recule pas à recopier le tableau électronique des départs :

 

« 5h30 Istanbul/6h30 Phuket/6h35 Londres/ 6h40 Tokyo… 7h15 Irbil/ 7h20 Singapour/ 7h25 Milan/ 7h30 Paris ». Le transsibérien avec toute sa prose est si loin de Montmartre. Le Prix Goncourt de la poésie ne recule pas à casser la baraque de l’expérimentation, surréaliste ou autre, en faveur d’un monde qui n’est globalisé que par le cœur.

 

 BIBLIOGRAPHIE

 Un cri fendu en mille d’Yvon Le Men, Bruno Doucet, 2018, 160 p.

 
 
© Arnaud Février / Flammarion
 
2020-04 / NUMÉRO 166