Par Ritta Baddoura
2019 - 07
C’est la première
fois que l’écriture poétique de Justyna Bargielsa, poète et romancière
polonaise née en 1977, peut être lue en français. Ses ouvrages ont été nominés
à de prestigieux prix littéraires dans son pays, et distingués notamment par le
prix R.M. Rilke en 2001 et par le prix de Gdynia en 2010 et 2011. La poésie de
Bargielska n’a rien de consensuel ou d’attendu. Elle rôde puis s’installe en
empruntant à l’inhabituel.
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La Rio Negra
« (…) Certaines écrivent des vers du type ‘ça m’allume d’être si maigre’,/
d’autres du type ‘je suis plutôt grosse, mais j’allume les autres’./Moi j’écris
des vers du type ‘ça m’allume de ne pas être du tout’. »
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Si à première vue
le corps, en ses organes et fonctions, semble caractériser la poésie de Justyna
Bargielska, une relecture attentive suggère également l’ascendant du cérébral
dans ses visions poétiques, tant via ses productions conceptuelles ou
fantasmatiques. C’est comme si la médiation de l’intellect inscrite
poétiquement rendait la corporéité – même lorsque fragmentée, abimée,
effractée, dépecée – à nouveau possible et en trouvait les accès. Comme si
la part explicite des mots et de leurs images, véhiculée par un humour noir et
un sens original de l’absurde, pouvait ainsi approcher la chair émue, la
violence du ressenti.
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700e anniversaire
de l’aéroport de Lodz « Le moment de l’aventure est venu, dit le roi. J’ai
longuement réfléchi et décidé d’épouser la princesse/ bien qu’elle soit faite
de corde, et peut-être justement pour cela./ Il y a des représentations
entières dans lesquelles ne jouent/ à vrai dire que des cordes. Ce sont les
cordes qui jouent dans la plupart/ des représentations/ et elles jouent sans aucun
doute dans cette dernière./ Vous vous rappelez le poème, demande la princesse,/
où je m’enroule autour des chiottes comme une Skoda autour d’un arbre,/ et
ensuite ils m’amputent du haut et du bas, il ne reste que la ceinture ?/
C’était l’un de ces arbres que l’on voit depuis le cosmos. »
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Il est question
dans les poèmes de Justyna Bargielska du corps de la femme et de ses choix :
sexualité, maternité, solitude, violence, amour et mort. Et pourtant ce n’est
pas ce qui demeure dans le souvenir, après l’avoir lue. Reste sa pensée
profondément atypique et radicale, difficilement descriptible. Souvent, c’est
dans la dynamique de la rencontre entre le titre et le corpus que surgissent
ses poèmes. Il y aurait chez Bargielska comme une quête absolue d’émancipation.
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Je parle de
« Donc tu te demandes si je vais partir en vacances ?/ Fort comme un chêne mon
fils tète mon sein dans lequel il y a encore du lait,/ et tu n’y peux rien.
Personne n’y peut rien,/ tant que mon fils est là il y a du lait. Et le lait
sera là / quand toi tu ne seras plus nulle part./ Tu ne seras plus nulle part et
moi je partirai en vacances/ et je lirai un livre sur les lapins/ dans lequel
ces lapins et d’autres lapins/ écriront des poèmes de lapin, lutteront pour la
préservation des lapins,/ auront une vie sexuelle de lapins./ Puis je reposerai
le livre et sauterai/ dans l’eau/ qui deviendra blanche comme une fourrure de
lapin. »
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Le désir
d’émancipation dans les poèmes de Bargielska va au-delà des notions de genre,
de code, de culture ou d’époque, même si les champs lexicaux de sa poésie, très
hétéroclites dans leurs références, sont bien contemporains. Cette quête prend
racine dans l’enfance détournée par l’obscur et le cruel. Justyna Bargielska a
une voix reconnaissable par sa fantaisie nimbée de folie, tout en échappant au
dessein apparent, qu’elle s’est, pour elle-même, esquissé. Au cœur du paradoxe
entre liberté et captivité fondamentales, chacun de ses poèmes est un petit
ovni de la pensée.
BIBLIOGRAPHIEÂ
Nudelman de
Justyna Bargielska, traduit du polonais et introduction par Isabelle Macor,
éditions Lanskine, 2019, 72 p.Â