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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Vol stationnaire
Chronique obsédante d’une dissolution dont la poésie singularise les voies aux multiples variations, Revers déploie ses poèmes en 3-D dans un bruissement de pensée.

Par Ritta Baddoura
2018 - 08


Revers : côté opposé au principal à celui qui se présente le premier à la vue ; envers retourné sur l’endroit ; échec, défaite ; au tennis coup effectué à gauche par un droitier et vice versa ; ou encore Re-vers comme répétition et retour éternel du vers. Chaque poème se présente pour l’autre comme une variation renouvelée contenant toutes les autres en puissance. Dès le premier poème et dès le premier oiseau, immersion totale et directe dans le cerveau du poète avec ses récepteurs diffus dans tout le corps. Tribu d’oiseaux qui est un seul oiseau, un seul tas d’os, et souvenir du O.

« La nuit. Belle leçon d’art et de beauté ! On l’inflige à un oiseau ? Comme à l’objet dont la fuite et le fin gazouillis de joie ont un son égal. Quel vol ? Quel cri est-ce ? C’est une rage qu’il faille le dire dans ce poème. L’ai-je mis en ordre ? Il est naturel d’oser des visions de choses diurnes sur des choses nocturnes. Des jours. Naturel d’oser l’ordre de dissiper l’obscurité dans chaque faille. L’oiseau a une limite. Il est enragé en vol. Le mur du son. Énorme ! Et de la nuit la fin est prévue. La voici. C’est à toi. Un oiseau ou toi avez l’opportunité de tirer la leçon alors tire-la. »

Revers : vie et mort le sont l’une pour l’autre. Défaite et victoire aussi. Le recueil expérimente la dissolution universelle en dépit et grâce à la poésie qui la singularise. Revers tangue entre le règne de la chair – en ses soubassements de liquides, de muscles, d’os – et le règne du vide. Ironie, solitude, angoisse, perte, mort, néant, désirs, absurde, ne rien pouvoir, savoir ne rien savoir. Obsession patinée de délire, Quélen ressasse et autopsie ses oiseaux, ses certitudes, ses doutes, et sa syntaxe. Il tend l’oreille à l’écoute de « Tout ou presque les os font des mouvements puis du son parmi le corps qui n’est à personne à la fin et ça ne marche pas ».

Dans Revers, les pensées de chaque instant et les actions du quotidien le plus banal – besoins premiers, amour, âge, stress, amour, grandir, travail, langage, maladie, politique – forment un diptyque par page. Ces deux blocs/ailes denses sont portés par une rythmicité qui s’intensifie subrepticement sans s’essouffler. Réflexion sur le devenir du vivant et de l’écriture, les mots se détachent des pages et flottent en 3-D. Vol ininterrompu avec ou sans battements d’ailes. Vol stationnaire, par la poésie l’oiseau tient bon. 

« Toi désigne toi seul ? Mais qui loges-tu en bas dans l’ici ? Tu l’extrais de l’espace où on n’entre pas. On a deux dés ou un. Plaques. Jetons de présence. Un verre. Un verre où boit chacun. Tu ne serres la vis à personne. Avec un lieu d’aisance naturel et très propre. Beaucoup y vont de bon gré ! ça calme. Mais que recèle ce calme de l’objet ? De l’air. Beaucoup d’air. On va et va avec aisance là-dedans (…) »

Troisième opus d’une trilogie commencée avec Basses contraintes (Théâtre typographique, 2015), Revers, exactement comme son précédent Avers (Louise Bottu, 2017), se compose de trois parties : Oiseaux, Oiseau et Ø. De l’essaim d’oiseaux, les mots tournoient et se dissolvent jusqu’à l’un, puis jusqu’au O barré obliquement. Cet Ø désigne : dans quelques alphabets scandinaves le son d’une voyelle, mais aussi en danois un mot complet signifiant île (île aux oiseaux ou ce qui reste de la terre envahie par les eaux/os ?), ou encore le signe mathématique de l’ensemble vide. Tendre vers l’infini du rien.

Le travail d’écriture de la prose quélenienne se donne diverses contraintes. Sur le site des éditions Louise Bottu, Quélen confie dans un entretien au sujet d’Avers que ce recueil se constitue de poèmes : « (…) Siamois, unis deux à deux (…) écrits chacun à partir d’une phrase de vingt mots, armature ou colonne vertébrale commune, présentée dans chaque poème en acrostiche puis, inversée, en télostiche. (…) Sur ce dispositif se sont greffées quelques contraintes annexes, dont une ponctuation réduite à trois signes. J’ai organisé là-dedans le peu d’espace libre qui me restait et ai souvent été amené à écrire ce à quoi je ne m’attendais pas, ou d’une manière à laquelle je ne m’attendais pas. » L’essentiel de ces contraintes est observé également dans Revers.

Le bruissement des pensées est une tonalité du silence dans Revers. Par la contrainte, une échappée est possible chez Quélen. Ses blocs de poèmes sont vivants et résonnent de saccades denses, de sa douleur distillée sous les masques des contraintes. Il parvient dans ce sens à créer un espace de liberté, un blanc reposant. Le mouvement qui nait de l’excès et de l’art de la restructuration, devient beauté d’un os humble. Chant puis vol d’oiseau.

 
 BIBLIOGRAPHIE  
Revers de Dominique Quélen, Flammarion, 2018, 122 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166