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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
L’usage de la mort
Quand la guerre est la seule continuité, la mort le repère et le poète seulement armé d’une ironie fanatique et clairvoyante.

Par Ritta Baddoura
2018 - 06


La prose déliée de Mazen Mamoory doit sa puissance à sa langue brute, la richesse de ses anecdotes et de ses images, et son art précis de la factualité. Ce cinquième recueil – le premier à être traduit en français – est percutant de couleurs. Son style allie le gore au merveilleux. L’humour noir et l’absurde sont au rendez-vous. Ses mots font coexister le noir, le blanc et les couleurs primaires dont le rouge et le bleu, et jettent leurs éclats, leurs odeurs chimiques et organiques, à la face du lecteur. Ses mots se saisissant de la destructuration et la destruction ambiantes, tracent des variations sur les thèmes de l’horreur et du non-sens de la mort quotidienne. Ses mots réorganisent les taches de couleurs, les formes, les concepts, les repères temporels et les liens entre les êtres, en des tableaux aux allures cubistes et surréalistes. 

« La pluie a troué ma poche/ Je ne sais d’où elle est tombée ni pourquoi elle a choisi ma poche/ J’ai retiré la feuille de ma poche, la pluie avait effacé les mots/ (…) Chaque arbre est un mot, chaque oiseau un point en mouvement/ Je me suis approché des arbres, ai touché la suie des incendies, les restes de métal et de chair brulée agglutinée/ J’ai trouvé la tête des palmiers coupée et suspendue sur le rebord des toits/ (…) J’ai vu une femme fixer la tête de sa fille sur un petit tronc coupé et lui donner le sein/ J’ai vu un nuage blanc descendre dans la rue/ Et se servir des cadavres pour humidifier les carcasses de voitures »
Armée de l’absurdité et du désespoir journaliers d’un pays explosé, maniant une langue sans filtre devant l’abject et sans peur face au blasphème, l’ironie est fanatique et visionnaire chez le poète irakien. L’ironie se saisissant de la fragmentation interne, en continuité avec celle de l’environnement extérieur, est le nerf de sa poésie. Monde dont l’état permanent est celui de voler en éclats, fragments et miettes comme suspendus et flottant sans cesse à la surface du temps, la réalité que connait Mazin Mamoory n’offre aucune unité. Le long des pages, les membres, pièces, os et organes détachés, arrachés, scalpés, coupés, détruits, sont la norme. Les seules structures et anatomies du recueil résistant au morcellement ont l’apparence du « cadavre dans une maison obscure ». 

« (…) Interdit est le sang des menstruations et béni est le sang du tué/ (…) J’ai reçu un paquet par la poste/ J’ai ouvert un grand coffre en bois/ trouvé mon corps allongé et marqué d’un logo américain/ Sa propreté et son éclat m’ont réjoui/ mais lorsque j’ai ouvert la chemise blanche/ J’ai trouvé une chair découpée et mangée par les vers dégageant une odeur de cadavre qui date de 1400 ans/ (…) J’ai fermé le coffre, tourné les yeux vers les corps de ma famille, de mes amis et de mes voisins, ils étaient tous tamponnés et propres/ Je n’ai pas osé les toucher de peur que la guerre ne s’échappe de nouveau (…)/ On dit que c’est une guerre confessionnelle et que cela justifie tout/ N’importe quel sunnite peut tuer n’importe quel chiite/ Mais je ne pense pas que ce soit aussi simple/ Je ne me suis entendu avec personne pour tuer, mais j’y suis obligé/ (…) Ma présence en Irak signifie que je suis en conflit avec les autres/ (…) Mais je ne me suis mis d’accord avec personne sur autre chose que de marcher dans la rue (…) »

Lorsque toutes les raisons – confes­sionnelles, politiques, économiques, passionnelles – pour entretenir la guerre sont licites, le quotidien se nourrit de mort et d’une répétition sans issue. Porosité des frontières entre jour et nuit, amour et haine, dedans et dehors, ordre et désordre, poète et milicien, boucher et chirurgien, vie et mort, Mazin Mamoory se joue des confusions et des chaines de dépendance entre personnes ou évènements qui deviennent quelquefois chaines de causalités factices mais consolantes.

« L’usage de la mort ressemble à l’usage d’une vieille paire de chaussures/Tu peux utiliser d’antiques couteaux pour découper la chair humaine et l’exposer lors d’un spectacle érotique/ Le matin, je me suis rendu chez le boucher pour acheter un morceau de viande trouvé dans la rue/ Il m’a dit : il n’en reste que le sang, et il est froid et bleu depuis 2003/ Tout ce que j’ai vu dans la ville est bleu/ Et de plus en plus froid/ Ma voiture aussi est bleue. Quelle coïncidence que mon sang en soit le carburant (…) »

Les poèmes de Mamoory suggèrent les modes par lesquels la guerre colonise, contamine, et s’hybride aux mondes végétal, animal, minéral, urbain et humain. Ils chroniquent les stratégies par lesquelles la destructivité et le néant s’emparent de la vie et des ressources mentales et physiques, à l’échelle de l’individu, de petites cellules familiales ou amicales, et de la société. Dans ce sens, Mamoory décrypte les modes d’adaptation et de survie que les hommes adoptent ou inventent pour continuer à exister dans une réalité traumatique. Les êtres et leur quotidien se renvoient des reflets et des échos du chaos et du démantèlement tels de fidèles miroirs. Ce que ce recueil souligne : toutes et tous doivent participer à la continuité de ce chaos et se tenir agrippés à la limite de l’insanité et de la rupture. C’est l’unique condition pour préserver pendant une guerre qui ne sait plus son âge, un semblant de cohérence et d’harmonie.
 
 
BIBLIOGRAPHIE  
Cadavre dans une maison obscure de Mazin Mamoory, traduit de l’arabe (Irak) par Antoine Jockey, Lanskine, 2018, 56 p.
 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166