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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Sensations nouvelles


Par Ritta Baddoura
2016 - 07


Inattendue, peut-être n’a-t-elle jamais eu lieu la plongée express dans un étang glacé, invisible comme un sol qui se dérobe sous vos pieds. De l’autre côté du poème, Jin Eun-young plonge les éléments dans une eau glacée comme on blanchit un légume pour en préserver la couleur.

« (…) Deux icebergs transparents, ta poitrine/ J’accourais pour y enfouir mon visage enflammé/ là où soufflaient avec violence tempête de neige et parfum de menthe »

« La famille Au-dehors/ Chose si radieuse et belle/ Dès qu’on l’emmène à la maison/ Fleurs/ Pots de fleurs/ Ils sont tous morts »

Donc, le sol se dérobe entre deux mots, une plongée dans un lac étrange en hiver. La sensation qui s’impose un instant disparaît. Reste une émotion flottante. Et une nuance de couleur. Telle est la poésie de Jin Eun-youn, née en Corée du Sud en 1970.

« (…) Tu as donné l’obscurité/ O mes yeux dans l’éblouissement d’un sous-sol allumé pour la première fois/ (…) Tu as donné de l’argent/ O le souvenir du premier objet acheté, un crayon garni d’une petite gomme/ Tu m’as donné un couteau/ O la sensation éprouvée en découpant pour la première fois la courgette et le poignet blanc/ On m’a donné une couette humide/ Où plane le silence à l’odeur de fougère violette/ On n’a rien donné/ Etoile morte/ Temps des spores/ Et commence une chose étrange »

Une écriture à la violence raffinée, à l’humour secret, tristesse souvent évoquée quoique inaccessible, taux d’humidité faisant varier les cycles de l’eau – humidité tour à tour fraicheur exquise et enfantine ou moiteur oppressante. Le cœur inquiet du poème distille le familier et le fantastique, avec la capacité de saisir les complexités psychiques, socioculturelles et politiques, et de les restituer dans la simplicité d’un vers. 

« Printemps, marchant à reculons, effrayée/ je piétine de mes pieds nus la tête d’un serpent bleu/ (…) Capitalisme/ Toutes sortes d’obscurités ou/ le tunnel ténébreux d’un million de kilomètres sous les mers/ – Comment peut-on traverser là toute seule à pied ? / (…) Poème, belle lettre à l’adresse inconnue que l’on a ouverte exprès/ Tu n’habites pas à cette adresse. »

Sensations en mouvement – couleurs, odeurs, textures, sons, saveurs – jaillissantes, nommées ou rendues présentes sans qu’elles ne soient dites. Les poèmes de Jin Eun-young créent des ambiances particulières évoquant les correspondances baudelairiennes. « Ce qui m’importe », dit-elle, « c’est de provoquer des sensations qui diffèrent largement de celles dont nous avons l’habitude ». On lit Eun-young dans l’attente que le sol à nouveau se dérobe sous nos pieds.

« (…) Les arbres dans la tempête de glace sont suspendus en l’air comme de la viande congelée/ Tout en soufflant sur la fenêtre elle regarde/ un monde tout mou qui n’arrive pas à se remettre debout/ semblable à un veau ensanglanté/ fait de neige rouge fondue (…) ».


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Des Flocons de neige rouge de Jin Eun-young, édition bilingue, poèmes traduits du coréen par Kim Hyun-ja, éditions Bruno Doucey, 2016, 144 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166