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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Ali al-Muqri : la littérature yéménite comme résistance


Par Katia Ghosn
2016 - 04
Ali al-Muqri est un journaliste, essayiste et romancier yéménite né en 1966. Il a commencé, dans les années 80, à écrire des nouvelles. Suivent trois recueils de poésie. Son premier roman Ṭa‛m aswad, ra‛iha sawda‛ (2008, « Goût noir, odeur noire »), sélectionné pour le Prix international du roman arabe (Booker 2009), aborde la question du racisme au sein de la société yéménite. Son second roman, al-Yahudi al-hali (Dar al-Saqi, 2009) est traduit en 2011 aux éditions Liana Lévi sous le titre Le Beau juif et également sélectionné pour le Booker arabe. À travers l’amour de Salem, le beau juif, avec Fatima, fille du Mufti, sont relatées les relations tendues entre les communautés musulmane et juive dans le Yémen du XVIIe siècle. Hurma (Dar al-Saqi, 2012. Femme interdite, Liana Lévi, 2015), qui a reçu la mention spéciale du Prix de la littérature arabe, renvoie l’image contrastée de deux radicalismes : interdits et extrémisme religieux d’une part, transgression et luxure d’autre part. Hypocrisies, endoctrinement, réclusion poussent le corps – celui de l’homme comme celui de la femme – à prendre sa revanche la plus cruelle. Bakhur ‛Adani (« Encens d’Aden », Dar al-Saqi, 2014), élu sur la liste courte du Prix du Cheikh Zayed du livre pour l’édition 2016, témoigne de la métamorphose de la ville idyllique d’Aden en son contraire. Ali al-Muqri est également l’auteur d’un essai sur le vin en islam qui lui a attiré les foudres des islamistes.

Considéré comme un écrivain engagé, al-Muqri scrute les maux qui sclérosent la société au Yémen et prend ses distances avec l’idée d’un nationalisme qui, loin d’apporter l’émancipation souhaitée, s’est construit sur un exclusivisme religieux, géographique, historique, terreau qui sera exploité par les islamistes. Il réside actuellement à Paris.

Quelle est la situation au Yémen actuellement ?

Touché par les Printemps arabes, le Yémen a réussi, en 2011-2012, à faire tomber Ali Abdallah Saleh au pouvoir depuis 1978, d’abord comme président du Yémen du Nord (République arabe du Yémen) puis comme président de la République en 1990, année de la réunification avec le Yémen du Sud (République démocratique populaire du Yémen, premier et seul régime marxiste dans le monde arabe). Abd Rabbo Mansour Hadi lui succède pour une période intérimaire. Soutenu par l’Arabie saoudite et se servant en même temps des rebelles Houthis (branche du chiisme, le zaydisme) proches de l’Iran qu’il avait auparavant combattu, Saleh tente de revenir au pouvoir. Le pays sombre dans le chaos. L’effondrement de l’État provoque l’irruption fulgurante de Daech et le retour en force d’al-Qaida très implantée dans les régions désertiques de l’Est, dans la province de Ta’izz et dans l’Hadramaout. L’islam radical fait partie de la politique de l’État qui gouverne selon la charia. Les extrémistes sont utilisés pour faire taire les intellectuels et les opposants et sont infiltrés dans les services de renseignements (moukhabarat) du Yémen du Nord pour lutter contre le communisme au Yémen du Sud. 

Quelle critique de la nation vos romans soulèvent-ils ?

Mes romans Ṭa‛m aswad, ra‛iḥa sawda‛, al- Yahudi al-hali et Bakhur ‛Adani forment une trilogie constituée autour de la critique de l’idée de nation. Le premier dénonce la persécution de certains groupes comme celui des « Akhdam », un terme qui désigne les noirs du Yémen, ou celui des « muzayinin » (coiffeurs). Le nationalisme engendre des comportements racistes. Dans le second roman, Salem le juif dit : « Fatima était pour moi le substitut du pays. » L’idée que chacun se faisait de la nation, dont la religion reste l’un des éléments fondateurs, ne pouvait qu’exclure l’autre, menant à l’impasse. Quant à Bakhur ‛Adani, il décrit le déclin d’Aden. Véritable oasis dans la période de l’après Seconde Guerre, Aden est devenue un « pauvre paradis de misérables » tel que l’avait dit Mahmoud Darwish. Ville ouverte sous le colonialisme britannique (1838-1967) où cohabitaient différentes communautés et étrangers de toutes nationalités, Aden est devenue le cimetière de toute forme de diversité. 

Comment expliquer cette mutation régressive ? 

Dans les années 60, Aden ressemblait à Beyrouth. Elle jouissait d’un essor culturel et d’une grande liberté d’expression. L’économie était florissante. Lorsque les courants nationalistes ont pris le pouvoir, ils ont voulu en faire un berceau de l’arabisme sous prétexte de lutter contre le colonialisme. Le pays bascule dans des luttes interminables et sanguinaires pour le pouvoir. La situation s’est tellement dégradée que la population, exsangue, regrette parfois amèrement l’époque de la colonisation. 

Le terme « hurma » résume-t-il, à lui seul, le destin imposé à la femme arabo-musulmane ?

La narratrice n’a pas de prénom car elle est réduite à sa qualité de « hurma ». Cet attribut est péjoratif et se substitue à l’identité. La femme serait la propriété de l’homme, un être auxiliaire, passif et sous tutelle. D’où les termes « haram » (appartenant à un homme-sacré), « haram » (illicite, opposé à « halal »), « tahrim » (prohiber), « hurumat » (préceptes de Dieu qu’il faut respecter) ; la hurma est l’objet caché et interdit. Son existence est un apprentissage continu de l’illicite. Le frère de la narratrice, marxiste à ses débuts, la surnommait Rosa, du nom de Rosa Luxembourg et lui demandait de suivre l’exemple de cette femme libre. Ce même frère, devenu islamiste, lui imposera plus tard le djihad, la rappelant à son statut de « femme-défendue ». Son mari lui rappelle ce hadith selon lequel « le vrai djihad de la femme était de se surpasser dans son rôle d’épouse pour son mari ». 

Craignez-vous les représailles en abordant des sujets subversifs ? 

Je vis avec cette menace. Certains passages de al-Khamr wa nnabid fi l’islam (« Le vin en islam », Riyad el-Rayes, 2007) ont d’abord été publiés dans les journaux yéménites. Jugé blasphématoire, le livre ne fut publié que dix ans plus tard. Or, les références citées proviennent de la sunna. Par ailleurs, ‛Umar ibn al-khattab, ami et compagnon du Prophète, fouettait ceux qui étaient dans un état d’ivresse et non pas juste parce qu’ils avaient bu de l’alcool. L’occultation de ces éléments historiques de la culture islamique montre le caractère controversé du primat de l’interprétation unique. La situation ne fait qu’empirer. Les intellectuels sont emprisonnés et torturés dès qu’ils se prononcent sur une question religieuse. Hurma fut interdit. Un professeur à l’université Al-Bayda’ a proposé ce roman comme sujet d’études. Il a reçu des menaces de mort de la part d’al-Qaïda. J’ai dû me réfugier au Caire. Les islamistes ont prétexté que parler de pornographie porte atteinte à la morale. Mais en réalité, le roman est dérangeant davantage car il révèle les rapports des djihadistes avec le pouvoir politique et leur infiltration dans les appareils d’État.

Comment vivent les intellectuels sous la violence ? 

La situation est désastreuse et rend impossible toute tentative d’écrire. Les bombardements et les combats entre les milices sont quotidiens. Le pays n’est plus alimenté en électricité et en eau depuis deux ans. Ceux qui ont réussi à quitter le Yémen se comptent sur les doigts d’une seule main, tandis que des centaines d’écrivains et d’intellectuels n’ont pas les moyens de partir, financièrement d’abord, mais aussi à cause du blocus aérien et maritime. Comment peut-on écrire dans ces conditions ?


 
 
D.R.
« Les intellectuels sont emprisonnés et torturés dès qu’ils se prononcent sur une question religieuse. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166