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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Villon, l’écorché vif
Le poète François Villon fut marqué par la mort à sa naissance. Par la honte et la tyrannie du sort aussi. Lorsque sa mère se tordait de douleur en son lit d’accouchée, son père se balançait, pendu pour une bagatelle, le long de la corde.

Par Ritta BADDOURA
2007 - 01


Confié à un tendre chanoine, François apprendra le grec et le latin à l’université de Paris. Devenu clerc, il professera le vol et le meurtre. Sa bonté a la mollesse d’un bon beurre blanc. Sa capacité d’aimer est si démunie que le mal s’y répand comme fumier sur terre.
Un peu plus de trente années durant, François tracera les sillons boueux de son labyrinthe parmi les miséreux et les rois, les ouvriers et les étudiants, les religieuses et les curés, sa noble dame et les prostituées. Devenu poète des Compagnons de la Coquille (ou Écorcheurs), la plus grande bande de brigands et meurtriers du Moyen-Âge, il glissera le long du noir abîme qui le démange et s’écorchera la peau jusqu’à le révéler au grand jour.

La dernière trace qu’on garde de lui date du 8 janvier 1463. Il a trente-deux ans et se trouve banni pour dix ans. Le front marqué aux fers de la lettre P, pour Paris la ville qu’il chérit jusque dans ses égouts et fosses communes, il laisse les murailles de la grande cité derrière lui. Il se dissout dans la lumière qui le porte en direction d’Orléans.

Cette disparition sublime a séduit des poètes comme Rimbaud et Verlaine. Le premier, après ses aventures dans le Paris de la Commune, se sent exclu : « Je disparaîtrai merveilleusement », écrit-il. Quant à Verlaine, il meurt en criant : « François ! » Ce dernier, idole des deux poètes maudits, aurait profondément influencé leur mode d’existence débraillée et leur écriture. Ainsi, après Rainbow pour Rimbaud et O, Verlaine, Jean Teulé clôt sa trilogie de grands poètes en tentant d’habiter la chair et les mots de François Villon.

Écrire Je, François Villon ne fut pas mince défi car Villon n’est pas de ceux qui se laissent aisément apprivoiser. L’écriture de Teulé, s’exprimant à la première personne du singulier, semble, dans les débuts du roman, maladroite et naïve. La distance entre Villon enfant et Teulé tient de la fête foraine, d’un touchant déguisement. Ce n’est que très progressivement qu’elle parvient à s’égrener naturelle, dans une aisance riche de verve, toute de couleurs et d’exhalaisons putrides. À mesure que François devient Villon, à mesure qu’il accomplit rites initiatiques et épreuves et cultive le mal en lui, Teulé se prête mieux à l’incarnation du poète. Les liaisons infâmes et mortifères et l’acceptation sans faille d’un sort terrifiant sont présentées de telle façon que le processus d’appropriation effectué par Teulé étonne.

Aussi, cet auteur a fait preuve d’une documentation méticuleuse précédant le processus d’écriture. Cette documentation se heurte au fait qu’un grand nombre d’éléments de la biographie de Villon demeurent aujourd’hui inconnus. Cependant, vu les multiples délits commis par le poète, Teulé a pu suivre ses péripéties au fil des comptes rendus de procès en lettres de rémissions royales. Il s’est aussi servi des poèmes car Villon a tissé ses vers au fuseau de sa vie. À l’époque les poèmes étaient encore recopiés à la main, étaient épinglés sur murs et enseignes, gravés dans la pierre... Aucun original signé de la main de Villon n’est connu à ce jour. Trois mille vers seulement nous sont parvenus.

Villon serait le premier poète moderne. Ses trois mille vers marquent une nette rupture avec la poésie de leur temps (et celle d’autres temps aussi). Alors que celle-ci n’est que forme gracieuse, scènes bucoliques et rimes superficielles, les textes de Villon scandent le rythme et sondent le réel. Vivant du grouillement des vermines, dans l’humour décanté aux jus de l’amertume, ses poèmes éclatent le bouclier des mots, violentent les codes poétiques établis et osent s’aventurer en des lieux alors ignorés de la poésie. Villon écrit comme il vit : lâche crapule, ignoble monstre, amant de l’abject, mais aussi génial poète.

Il use dans ses poèmes de divers patois : poitevin, limousin, picard, flamand, normand, breton, angevin, lorrain, et d’autres jargons comme celui des Coquillards. Grâce à Jean Teulé qui les présente en version originale puis les intègre plus ou moins habilement au fil du récit en français courant, ils sont réactualisés et accessibles. Véritablement avant-gardistes, provocants et innovants, ils ont la particularité de ne pas être élitistes. Les contemporains de Villon, même ceux issus des plus basses couches, s’en étaient spontanément saisis.

Outre, les dimensions poétique et humaine du roman, l’aspect socio-historique en est fort important. Puisqu’un poème de Villon est à lui seul une scène, Teulé décline les rimes du poète en prose et en vers, en ouverture ou au cœur du récit, pour nous immerger dans les diverses couches sociales du Paris de la fin du Moyen-Âge. Cette restitution d’époque presque sans faille, dans les faits et dans le style, plonge le lecteur dans une jouissance pestilentielle, l’expose à la violence sans merci de mercenaires à la retraite reconvertis en tueurs et brigands, et le confronte à la créativité du clergé en matière de tortures et de sévices. Teulé, tout en nous amenant dans les dédales du Paris de Villon, nous parlerait par allégories du temps d’aujourd’hui.

Je, François Villon dévoile l’étroite et singulière dépendance de l’homme et du poète en Villon. La capacité qu’avait le poète de sublimer l’abject tout en s’y maintenant comme en des sables mouvants. Villon actualise la possibilité du mal et repousse sans cesse plus loin le seuil de tolérance de l’horreur. Sujet résolument moderne, il prend son cœur pour bloc opératoire, son cerveau trouble et illuminé pour bistouri, et dissèque les enchevêtrements de l’âme humaine. Écorché vif aux roues des contraires, il parvient à préserver sa transparence et son intégrité de tout soupçon. Les os couverts de son infinie solitude, il éclate le noir et le vice d’une inouïe beauté.

 
 
« Villon écrit comme il vit : lâche crapule, ignoble monstre, amant de l’abject, mais aussi génial poète »
 
BIBLIOGRAPHIE
Je, François Villon de Jean Teulé, Julliard, 416 p.
 
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