FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Poésie

B.B.B. Abbas Beydoun délie et articule les membres d’une longue errance dont le repère unique semble être la lettre B. Lettre
seconde, lettre solitaire, «?B?» figure la rencontre éphémère des lèvres transformant ce qui au-dedans de la bouche n’est que gémissement primitif et informe en un son singulier au contact de l’air ambiant.


Par Ritta BADDOURA
2007 - 03





Paris (en arabe «?Baris?»), Berlin, Beyrouth?: trois villes en relief de la mappemonde Beydoun. La lettre «?B?» révèle un microcosme fantastique?: un dédale de vers, de réflexions, de courts poèmes en prose?; en somme une version beydounienne de Babel, où ce seraient les hommes qui à la fois développent et mettent en échec leurs velléités humaines et divines.

Paris. Univers aseptisé aux architectures incertaines et molles, les individus flottent en apesanteur. Leurs membres sont le début du cloisonnement sur soi, de l’abandon du corps à sa solitude propre. Où l’automne est le fruit d’une machine étrange, où l’automne demeure dans le palais hivernal, l’existence est virtuelle aussi bien sur l’écran de l’ordinateur que dans les viscères des lignes ferroviaires. L’existence est «?comme si?» elle est. 
Manège linéaire de cheveux, de talons, de vibrations, d’artères, de cafés, au cœur d’une flaque d’eau souillée où la lumière entraîne à la noyade le troupeau des couleurs. Point de douleur où s’épanouit seulement la poubelle à mesure que le pouls de la mémoire se perd. Beydoun éprouve in vivo la perte des traces. Il effectue en un va-et-vient, frôlant par instants un lyrisme épuré, l’itinéraire de la plaie. Il marche aux bords de la blessure et capte le moment où le sang se dilue, où l’on sombre dans l’exil, où la tension des membres abandonne l’identité désormais déchue. Il cherche dans les déchets de l’héritage les restes de mémoire pour en savourer le goût imaginaire. 
Épopée du langage dans les rues et les chambres parisiennes, est-ce le perroquet ou une voix féminine sans visage qui répète inlassablement?: «? ba’, ba’, ba’?»?? Est-ce l’amour balbutiant au seuil d’une vie, d’avoir commencé et fini au même seuil?? Paris dit l’équation sublime où la vie et la mort s’annulent mutuellement. Hors de l’un, comme de l’autre, siège la lettre «?B?» liée au poète, dans la solitude.

Berlin. Sa géographie a des assises et un nom. Son histoire est le berceau d’inoubliables caravanes, de visages et de silhouettes illustres?: Gogol, Brecht, Stockhausen… Elle pèse contre la vacuité de la mémoire du peuple auquel appartient le poète. Ce dernier, confronté à sa propre déchéance, se heurte enfin à la honte. Il plonge dans la plaie ouverte. Ni douleur ni cicatrisation?: la plaie est l’agonie du possible.
Malgré son expérience poussée de la mémoire de cette ville, Beydoun s’éprouve étranger à Berlin. Dans sa différence identitaire fondamentale, il va au-delà des frontières des langues et explore l’incommunicabilité. Lorsque les mots eux-mêmes contribuent à destituer le langage, il s’en tient à la lettre, et dure à force de désintégration. Il se nourrit de sa mémoire et incendie son crâne pour conjurer le froid. En cela, il assume sa mort et endure la liberté.
En traversant la mémoire de Berlin, il révèle la sienne, en libère les traces et les soustrait à l’effacement. Meurtrier libérateur, il fait obstacle au carnage aseptisé du souvenir. Quand le langage n’est pas scindé par le mur des différences, il est ce qui divise la mémoire et distribue le souvenir et l’oubli. Il est l’éventualité de la douleur consumée de n’avoir pas été consommée.

Beyrouth. Des recoins calmes d’un jardin au grand espace de la Corniche où se côtoient les promeneurs, Beydoun conte les fables de l’amputation. Beyrouth est cette ville fantastique où les personnages les plus ordinaires et les plus familiers dévoilent au regard du poète leur nature hybride et mutante. Toute saison y est vieillesse, agonie élastique sans espoir de repos. Seule l’amputation y est presque parfaite, sans pour autant boucher la béance de la plaie. Blessure en pleine poitrine?: trou de mémoire?; les habitants de la ville portent chacun à sa manière l’empreinte de ce qui n’est plus, le rien de ce qui ne pourra plus être.
Jusque dans Beyrouth, le langage vacille sous la marche de nouveaux totems. Le sens, le soi, le Dieu gagnent en étrangeté. Les arbres seuls ont retenu le visage disparu des hommes dans les lignes de leur écorce. Visage désormais fermé aux hommes, symbole secret que le poète souffre de ne pouvoir retrouver, de ne pouvoir comprendre.  Dans ce lieu où le poète traverse l’irréel d'une solitude virtuelle, les mots restent la dernière tentative d’existence. Ce n’est plus la perte, la trace mal effacée qui le tiennent, mais plutôt la douleur.

La douleur fraie l’espace où le passage s’opère?: de la chair au bois, du souvenir au rien, du désir à l’agonie, de l’énergie au vide, de la liberté à la perte de sens. La douleur devient l’unité de mesure du temps. Excès de douleur qui pose le poète constamment en avance par rapport à sa réalité, la peine de Beydoun est cette autre dimension spatio-temporelle  désaccordée à  la réalité. C’est dans cette dimension qu’il avance, qu’il célèbre la marche, le mouvement, même aveugle et stérile.

Le poète n’est plus alors l’être amputé, mais l’amputation même. Sa jambe en devient le lieu de la mémoire, la douleur où la vie est possible. Sa jambe est à l’échelle d’un univers?: machine à tuer, ranimer, commémorer les traces. Le poète promeneur survit aux champs de la virtualité jusqu’à en barrer l’accès à ceux qui viendront après lui. Si le poète est né d’une aberration orthographique, les mots à son passage-poussée ont le mouvement des roues. Ils dévoilent par instants le bonheur d’être. Même s’il écrit dans l’éclipse de l’identité et de la mémoire, l’imaginaire de son langage rencontre la réalité.

L’écriture de Abbas Beydoun met en avant la nécessité de comprendre?; elle développe par des sentiers quelquefois insolites et familiers, pensées et réflexions desquelles ne se dévoile que très secrètement un singulier sentir. Le poète tresse et défait tour à tour les nœuds du politique et du poétique, de l’histoire et de l’intime, dans une symbolique sensorielle transparente. Mais ce qu’il y a de poésie dans son écriture est cet impalpable perçu en filigrane des vers et qui s’échappe au moment même où il se révèle. Le lecteur éprouve alors le vécu que le poète écrit?: il (le lecteur) arrive en avance au rendez-vous avec la poésie ou c’est la poésie qui le devance. Il retrouve alors la lettre «?B?», signifiante, libérée de la répétition monotone. Au trousseau dont le poète ne se sépare tout au long du recueil?: «?B?», «?B?», «?B?» sont les clés de l'impasse. Lettre large, en équilibre sur un point, contenante, ouverte à l’infini.


 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
B.B.B. de Abbas Beydoun, Al Saqi, 2007.
 
2020-04 / NUMÉRO 166