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Poésie
La mort, la mort, toujours recommencée


Par Antoine Boulad
2007 - 07


Joumana Haddad a vécu quatre ans avec la mort. Pendant ces années, elle a fréquenté Raymond Roussel, Georg Trakl, Arthur Cravan, Vladimir Maïakovski, Jacques Rigault, René Crevel, Malcolm Lowry, Ghérasim Luca, Khalil Hawi, Paul Celan, Jean-Pierre Duprey, Cesare Pavese… 150 poètes, du début du siècle dernier jusqu’à nos jours, sur les cinq continents, qui, par pendaison, coups de feu ou noyade, en avalant du poison, des somnifères ou des drogues, en se jetant sous un train ou en se coupant les veines… ont attenté à leur vie, ont poussé le cri absolu, parce que, comme l’écrit le jeune Serguei Yesenin, « s’il y a quelque chose au monde, ce n’est rien que le néant ».

Quatre années durant lesquelles ces « figures modernes du Judas » qui trahit le Christ, tous les Alphonsina, Émilie, Sylvia, Safia, Tayseer, Attila, Kassem et Karen qui trahissent l’amour et la poésie, tous ces « aristocrates de la mort » selon le mot de Daniel Stern, « m’ont assaillie dans mon sommeil… m’ont prise en otage … et m’ont dévorée ! », martèle la poétesse dans son introduction.

Après une recherche aussi ardue que pointue, Joumana Haddad a recueilli et traduit vers l’arabe des textes poétiques rédigés dans une dizaine de langues… Ces poèmes constituent, en quelque sorte, les testaments de leurs auteurs. Leurs champs lexicaux sont la mort (la fin, l’issue et la chute…), la nuit (l’obscurité, l’ombre et le couchant…), le désespoir (la tristesse, la misère et la dépression…) la solitude (l’isolation, l’exil et l’exclusion…) et le départ (le voyage, la fuite et la disparition…)

Comment Joumana Haddad a-t-elle survécu à tant de drames ? Comment n’a-t-elle pas suffoqué d’avoir fouillé tant de tombes ? Pourquoi a-t-elle enroulé la corde autour de son cou à Sofia et à Moscou ? Pourquoi a-t-elle laissé son sang gicler à Vienne et à Washington ? Pourquoi la lame du couteau traverse-t-elle sa peau à Mexico et à Rio de Janeiro ? Pourquoi se jette-t-elle dans le vide à Berlin et à Pékin ? Pourquoi se noie-t-elle à Bruxelles et à La Havane ? Pourquoi la balle pénètre-t-elle sa tempe à Beyrouth et à Budapest ? Pourquoi ouvre-t-elle le gaz au Caire et à Athènes ? La dédicace de cette anthologie monumentale nous aide à mieux comprendre la démarche de l’auteur : « À ma grand-mère Jamilé qui rédigea le poème de son suicide le mardi 22 juin 1976. » Tout se passe comme si, depuis, faisant probablement sienne la phrase de Kafka « J’ai passé la vie à résister au désir de l’arrêter », elle s’était tournée vers la poésie pour en conjurer le sort, parce que « l’écriture, surtout l’écriture poétique, n’est-elle pas suicide » ?
Même si la qualité des extraits proposés varie selon les poètes, il n’en demeure pas moins que de véritables chefs-d’œuvre émaillent cette anthologie de 650 pages – où figurent neuf auteurs arabophones et plusieurs vraies découvertes. Joumana Haddad annonce déjà la parution d’un nouveau recueil poétique qui relatera son expérience avec douze femmes poètes ayant commis des suicides de douze manières différentes : Sara Teasdale, Alphonsina Storni, Marina Tsvetaeva, Florbela Espanca, Karin Boye, Antonia Pozzi, Tove Ditlevesen, Ingeborg Bachmann, Anne Sexton, Amelia Rosselli, Alejandra Pizarnik et Danielle Collobert. À l’évidence, la mort continue de l’inspirer comme une mer toujours recommencée…

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
La mort viendra et elle aura tes yeux de Joumana Haddad, Arab Scientific Publishers, 2007, 655 p.
 
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