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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Le mystère des Muses
Inspiratrices célébrées par divers auteurs, les Muses ont toujours marqué de leur nom le panthéon de la littérature. Femmes pour la plupart, objet du désir autant que lien au divin, elles ont été glorifiées dans leur présence ou désespérément invoquées dans leur absence. Comment comprendre leur rôle mystérieux dans la création des poètes et des philosophes ?

Par Ritta Baddoura
2007 - 07
« Où sont ces doulx plaisirs qu’au soir soubs la nuict brune
Les Muses me donnoient, alors qu’en liberté
Dessus le verd tapy d’un rivage escarté
Je les menois danser aux rayons de la Lune » (Joachim Du Bellay).

C’est à l’heure brune du poème, lorsque le crépuscule descend lentement au fond de la mer et que la lumière chancelle en frôlant la nuit qui tombe poudreuse sur la peau de l’air, qu’il nous faudra aller à la recherche des Muses. Célébrées auparavant par divers poètes et philosophes, leur nom a progressivement sombré dans les replis des pages. Certains êtres, des femmes pour la plupart, leur ont prêté un visage, un mouvement, des bribes d’histoire et de rime. Mais leur mystère mythique semble avoir fondu sous des images et des mots, qui sont en somme seulement impressions de surface, mystère accédant à quel état alchimique ? Présence/absence de la Muse dans l’imaginaire du poète, celle-ci fut glorifiée ou désespérément invoquée, lorsque l’inspiration poétique ou sa permanence se sont trouvées questionnées. Muse ravissante. Lune ou soleil ? Jeux de réflexions et de réfractions sont versés par ses regards.

Fantômes parcellaires, captives de l’œuvre et dépendantes de l’artiste qui les a évoquées, les muses semblent être perçues à l’instar des satellites. Si l’on psalmodiait leurs noms : Atthis, Leila, Béatrice, Laure, Lou, Olive ou la "Viole", Cassandre, Julie ou "Elvire", Jeanne, Nush, Gala, Jenny, Elsa, Bettina, Suzette ou "Diotima", mais aussi Olivier, Neal, Tamao, Ted… sans la particule « de » qui les identifie en les reliant à (aux) l’artiste(s) correspondant(s), pourraient-elles à nous se manifester ? Elles échapperaient pour la plupart, difficilement à l’anonymat.  La représentation de la muse relève de certaines caractéristiques, lesquelles sans avoir été conceptualisées restent observables dans les divers poèmes, témoignages, et biographies. La muse est généralement mystérieuse, magnétique, fascinante pour être complexe ou élémentaire à l’extrême, compagne accompagnatrice stimulant quelquefois activement la création ou alors créature rendue inaccessible par une impossibilité irréductible – l’indifférence, la disparition. Sous le signe d’Eros, elle fait l’objet de l’amour du poète, qu’elle soit directement et explicitement célébrée dans les vers ou que le désir d’elle soit le cristal de roche par lequel le poète décompose et recompose sa réalité propre. Enfin, la muse est dans l’écrasante majorité des cas, une femme. D’ailleurs le passage du nom propre « Muse » au nom commun féminin « muse » n’admet grammaticalement pas de masculin. Le couple muse/poète se placerait dans ce sens dans la lignée du modèle/stéréotype selon lequel la productivité active serait du ressort de l’homme, ici le poète, et la réceptivité passive du ressort de la femme, la muse. Ce modèle se trouverait renforcé dans l’objectalisation par le poète, dont le regard désire, érotise et projette maints fantasmes, de la muse. Des hommes ont bien-sûr incarné la muse, nous ne citerons que le jeune homme ayant sublimement inspiré Shakespeare. Mais plus encore que la potentialité pour un homme d’être « objet de désir », ce serait surtout la potentialité pour une femme d’être sujet désirant qui serait rarement actualisée. Les ouvrages de référence généraux ne fournissent à ce niveau qu’une documentation rudimentaire qui ne pourrait être considérée comme représentative du fait que les femmes poètes aient ou pas généralement de muses incarnées par des hommes et encore moins par des femmes. Ce qui est plutôt mis en relief dans l’écriture féminine, c’est le fait que les femmes poètes se soient souvent prises pour leur propre muse.  Robert Graves avance : « La femme n’est pas un poète, elle est la muse ou elle n’est rien », ajoutant que cela ne signifie nullement qu’une femme ne serait en mesure d’écrire des poèmes mais que celle qui choisit d’en faire autant doit être « la muse dans le sens complet du terme », son inspiration devant porter sur elle-même. Platon qualifia Sappho de « Dixième Muse », exprimant sa reconnaissance de sa poésie et sa sagesse. Nous laisserons au lecteur la possibilité de méditer ces dernières affirmations.

Le fait de considérer le poète et la muse à travers le seul binocle : masculin/actif et féminin/passif, est évidemment réducteur s’il n’est pas biaisé dans la mesure où il procède d’une objectalisation de la muse et d’une limitation du poète en tant que sujet désirant. Les traditions littéraires et philosophiques donnent une représentation particulière du rôle des Muses. Médiatrices entre les dieux et les hommes, les Muses permettent l’accession à un savoir autrement ignoré de ces derniers. C’est Hésiode qui nomme les Muses pour la première fois (Théogonie, v. 77-79) : Clio (l’histoire) ; Calliope, (l’éloquence et la poésie héroïque) ; Melpomène, (la tragédie) ; Thalie, (la comédie) ; Euterpe, (la musique) ; Érato, (la poésie amoureuse et érotique) ; Terpsichore, (la danse) ; Polymnie, (la poésie lyrique) ; et Uranie, (l’astronomie). Ces neuf filles de Mnémosyne, fruits des neuf nuits que la titanide a passées avec Zeus, possèdent des voix sans pareilles révélant aux humains l’inspiration poétique. En ce sens, le rythme et les sonorités, seraient à l’essence du poème. Les chants des filles de Mnémosyne sont si beaux qu’un jour le mont Hélicon s’enfla de plaisir au point d’en rejoindre la voûte céleste. Pégase alors, d’un coup de sabot, en fit jaillir une source : Hippocrène. Le lieu du désir, creuset de l’écriture poétique, se trouverait ainsi en la voix et la voie des Muses.

Dans son dialogue intitulé Ion, Platon énonce: « Chacun n’est capable de composer avec succès que dans le genre où il est poussé par la Muse » (Ion, 534c). Pour les pythagoriciens, les Muses seraient moins liées à la création poétique qu’à un travail de mémoire (l’anamnèse) soutirant l’individu à la fuite du temps. Si ces deux conceptions des Muses font pénétrer les humains dans une dimension divine, l’une met en avant l’inspiration échappant à la conscience alors que l’autre pose le travail laborieux comme souffles distincts de l’écriture poétique.

Aux questions : « Qu’est ce qu’une muse pour vous ? Est-elle essentielle à votre écriture poétique ? Quelle muse vous interpelle particulièrement ? », Joumana Haddad, poète libanaise et responsable des pages culturelles du quotidien An Nahar, écrit : « Je n’ai jamais été particulièrement convaincue par le concept d’ « inspiration » et de « muse », ni en poésie, ni en tout autre domaine créatif d’ailleurs. L’écriture poétique est pour moi […] un travail intérieur et artisanal à la fois ; un travail centré sur une vision, une idée + un talent ; un travail qui se fait au niveau de la langue, de la structure et de la construction surtout, concrétisant un « génie » poétique intuitif. Cet acte devient de plus en plus pour moi le fruit d’un « mariage » entre ces éléments, et d’une « décision » […] sans que cet aspect décisionnel confère à l’acte une dimension « automatique » et prive la poésie de sa « poésie ». […] Mais, si je devais choisir UNE muse, une « matrice », ce serait le personnage de Lilith, la femme originelle. »

Dans sa Critique de la faculté de juger (§ 46, 49), Kant pose l’œuvre d’art comme le produit d’une activité humaine intentionnelle et finalisée ; ayant une fin pensée par l’artiste et fondée sur une règle. Par conséquent cette règle est donnée par la nature à l’art, par le biais du génie. L’oeuvre d’art n’est donc pas le résultat du seul mystère du génie, mais bien d’un travail conciliant la liberté créatrice, débridée, et non consciente d’elle-même, et la soumission à des contraintes techniques.
Jad Hatem, poète libanais et professeur de philosophie et de théologie à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, auquel furent soumises les mêmes questions précédemment citées, avance : « La muse est la pièce essentielle du folklore de l’artiste. Comme personnage conceptuel il a été peu développé, ne donnant lieu qu’à un jeu d’invocations. C’est assez marquer son importance que d’avancer qu’elle est le fruit d’une projection dans la sphère mythique d’une fonction transcendantale précise. C’est en raison de cette extériorisation que l’on parle d’inspiration, terme qui suggère que l’esprit vient à l’artiste de l’extérieur. Pour peu qu’on admette que l’activité artistique comprend une part de sans conscience, la muse sera dite essentielle à toute production. Il n’est pas nécessaire que l’artiste l’identifie fantasmatiquement. Il le fera pourtant s’il tient à porter sur l’opération un regard réflexif. De toutes les filles éclatantes de Mnémosyne, c’est Erato qui m’a fait entendre son insidieuse voix. »

Réflexivité contenant à la fois l’extériorisation et l’inspiration, unifiant au-delà de la dualité les temps d’un même mouvement, la conception de Hatem permet, entre autres, de dépasser la division et la distribution des rôles entre passivité et activité ainsi que la question du genre concernant le poète et la muse. Dans un sens kantien, ce serait ce mouvement transcendantal qui permettrait l’expérience de l’inspiration et de l’écriture poétique dans le sens qu’il permettrait d’organiser des perceptions, échappant à la conscience, en connaissances. « Projetée dans la sphère mythique » sinon fantasmatique, identifiée dans l’imaginaire et/ou la réalité, la muse opère la médiation. Ce mouvement unifiant pourrait de même être décelé chez Platon qui pose que par la muse, les poètes sont les « interprètes des dieux » (534e) ; et le poème l’empreinte d’un « butinage au vallon des Muses » (534b). Comme l’abeille au hasard récolte de quoi faire son miel, le poème est le résultat d’une « trouvaille des Muses » (534b).  Mais il pose aussi une « sortie de soi », une possession : le poète se trouverait ainsi possédé, transi par le dieu. D’ailleurs c’est en référence au fondement de la critique platonicienne de la poésie, que Kant introduit la notion du génie : « Le génie, qu’on le définisse comme un talent particulier de l’artiste et intérieur à lui, ou comme une inspiration venant de l’extérieur, d’une divinité par exemple, semble bien, dans tous les cas, une force irrationnelle et inconsciente» (Apologie de Socrate, 22 ss). Il note aussi, plus loin dans le même passage, la parenté étymologique du génie défini comme talent artistique inné (ingenium) avec le génie comme « bon génie » (genius), supposé protéger chaque homme et constituer la source de ses idées ou de ses inspirations poétiques. Dans ce sens, le génie artistique serait une sorte de muse intérieure.
 
Qu’elle soit reconnue comme essentielle à l’écriture poétique ou méconnue ou écartée, qu’elle soit identifiée à une personne réelle dans sa dimension fantasmatique et fantasmée ou qu’elle ne le soit pas, la Muse procéderait d’une fondamentale altérité. C’est dans la mesure où, jaillissant du manque elle permet le désir, dans un dépassement du désir d’objet vers la réalisation d’un désir de sujet. La médiation de soi à soi, dans ses composantes centripète et centrifuge, reste tributaire de la présence sinon de la conscience de la présence de l’autre en tant que sujet de désir. Il y aurait création poétique, au-delà d’une instrumentalisation narcissique et démunie et artificielle et précieuse du désir et de son expression, lorsque l’altérité se trouverait intériorisée par le poète.
« Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! Et j’étais ton féal ;
Oh ! Là ! Là ! Que d’amours splendides j’ai rêvées ! » écrit Arthur Rimbaud en 1870. Un an plus tard, dans sa lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871, il affirme : « Car je est un autre ». Lequel du « je » et de « l’autre » est donc le poète, lequel est la muse ? Poésie : mise en relation, au risque de la confusion, de l’identité et de l’altérité, mouvement où le mystère des Muses demeure.
 
 
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