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Poésie
Alfred Jarry, une prodigieuse machine à décerveler


Par Antoine Boulad
2007 - 08



Considéré par les surréalistes comme l’un de leurs précurseurs,  Alfred Jarry est passé à la postérité grâce à Ubu roi. La parution d’une vingtaine de titres le concernant, l’organisation d’expositions et de colloques marquent aujourd’hui le centenaire de sa mort survenue à 34 ans, le 1er  novembre 1907.

Dans les entretiens radiophoniques qu’André Breton a accordés à André Parinaud entre mars et juin 1952, retraçant l’histoire du surréalisme, le nom d’Alfred Jarry est cité à neuf reprises, à chaque fois que sont évoquées les figures dont le mouvement se réclamait,  quasiment toujours associé à Sade, Lautréamont et Rimbaud, « ceux qui offrent la marge de contestation la plus grande », ceux qui ont constitué l’héritage spirituel du mouvement qui a dominé, à Paris, la vie littéraire et artistique, voire intellectuelle de la première moitié du XXe siècle.

En 1895, proférant d’horribles blasphèmes dans l’Église du symbolisme, Alfred Jarry sera à la littérature ce que Dada sera à l’art, au moment où, vers 1915, Marcel Duchamp signe ses premiers ready-made. On peut en effet rapprocher la promotion ironique au rang d'œuvres d’art d’objets usuels (tels que le fameux urinoir) de la création d’Ubu roi, véritable geste folklorique née dans l’esprit effervescent de potaches chahuteurs, que Jarry n’a pas à proprement parler écrite mais signée, remettant ainsi en cause fondamentalement la notion d’auteur et de propriété littéraire, montrant que la signature crée l’œuvre.

Il est évidemment regrettable que l’on ne retienne des pièces de Jarry que son « Merdre » initial, ou que, de cette prodigieuse machine à décerveler qu'est son œuvre, on ne garde que les deux adjectifs passés d'ailleurs dans le langage courant, « ubuesque » et « pataphysique » pour désigner tout ce qui est absurde, cruellement absurde et irrationnellement tyrannique. Signalons à ce propos la parution chez Robert Laffont, dans la collection Bouquins et sous la direction de Michel Décaudin, d'un volume qui réunit pour la première fois l'ensemble de l'œuvre de Jarry, du César antéchrist, de l'Ymagier et des poèmes de jeunesse, à l'humour subversif du Surmâle et de La Dragonne en passant par le cycle d'Ubu et du Docteur Faustroll.

Il est intéressant de rappeler ce que le théâtre doit à Alfred Jarry : suppression des accessoires et des foules, adoption de masques et d'un timbre de voix particulier et synthétismes des décors. La première représentation d'Ubu Roi, qui donna lieu d'ailleurs à un scandale qui n'est pas sans rappeler la bataille d'Hernani,  a fondé en quelque sorte un théâtre total, non plus texte uniquement mais jeu pour l'œil et l'oreille avec une volonté de retirer le tapis de la réalité sous le pied de l'acteur. Ces conceptions modernes continuent d'inspirer le  théâtre qui compte aujourd'hui. « Un personnage viendrait, comme dans les guignols, accrocher une pancarte signifiant le lieu de la scène. Notez que je suis certain de la supériorité suggestive de la pancarte écrite sur le décor », écrit Jarry dans une célèbre lettre au directeur du Théâtre de l'œuvre où fut donnée le 10 décembre 1896, la première d'Ubu Roi. L'œuvre de Jarry, sa dérision iconoclaste qui ouvre la voie à l'absurde caractéristique de notre époque, reste à découvrir.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Å’uvres de Alfred Jarry, Bouquins Laffont, 2004, 1367 p.
Œuvres complètes de Alfred Jarry, coll. Bibliothèque de la Pléiade, trois tomes, Gallimard.
 
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