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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie

En parcourant les dédales touffus et infiniment longs des Œuvres poétiques complètes, recueil le plus complet qui ait été fait à ce jour de la poésie d’Aragon, le lecteur est sans cesse appelé à effectuer une errance chargée émotionnellement et intellectuellement, semblable à celle qu’Aragon aurait accomplie tout au long de son existence dans ce que fut pour lui le labyrinthe confondu de l’écriture, de l’histoire et de la vie.

Par Ritta Baddoura
2007 - 08
Le poète semble avoir érigé son labyrinthe à la fois comme l’araignée sa toile et la chenille son cocon. De la sève de son être, il a forgé et dentelé une œuvre qui fut à la fois son miroir et son habit?: impressionnante, mélodieuse, déchirée, contrastée, engagée, gorgée d’idéaux, mais dont le pouvoir de fascination réside à nos yeux dans une fragilité fondamentale demeurée méconnue. Ce n’est d’ailleurs pas de cela dont traitent Jean Ristat, préfacier des Œuvres poétiques complètes, compagnon d’Aragon lors des dix dernières années de sa vie, et Olivier Barbarant, sous la direction duquel cette édition a été établie?:

«?Elle dort longuement je l’écoute se taire
C’est elle dans mes bras présente et cependant
Plus absente d’y être et moi plus solitaire
D’être plus près de son mystère
Comme un joueur qui lit aux dés le point perdant?»

Les Œuvres poétiques complètes, jusque dans leurs détails les plus infimes, ont été préparées dans le respect de l’être profond du poète, de son parcours et de ses décisions. La préface, l’introduction qui est autant une analyse littéraire précise et affinée de l’écriture aragonienne, la passionnante chronologie biographique et bibliographique du poète, les notes et explications accompagnant les poèmes, dont certaines furent préparées par Aragon même, font de précieuses antichambres à l’œuvre poétique. Cependant, il est essentiel de ne pas perdre de vue qu’elles ne peuvent et ne devraient être davantage que des antichambres, de somptueuses salles d’attente où à trop faire attendre on tend au lecteur une pelote garnie de nœuds et de tressages quelquefois trop laborieux, qui font gagner en complication et perdre en complexité au fil d’Ariane nécessaire à l’aventure du labyrinthe. Ristat et Barbarant, pareils à deux fervents et loyaux pirates, dégagent le vaisseau d’Aragon de la vase sous-marine et le font émerger de l’onde, la coque lavée du lichen des préjugés, jalousies et incompréhensions qui ont jalonné la vie et les écrits du poète. Pareils à lui, ils évoluent dans les couloirs du labyrinthe armés de mots, de courage et d’excès, et tout aussi habités par de familières angoisses. Ils cherchent à tout prix à faire éviter au poète les affronts qu’il a malheureusement déjà encourus.

«?Vous pouvez me frapper en voici la saison
Riez de mon silence et souillez ma figure
Je ne pratique pas le pardon des injures
Lorsque je ne dis rien c’est que j’ai mes raisons?»

Ils craignent que l’accessibilité transparente de l’écriture n’en masque la profondeur et l’originalité, que l’abondance des écrits ne tente le lecteur de tenir une partie de l’œuvre pour le tout, que le retour aux traditions métriques après la période surréaliste fasse obstacle à la reconnaissance de la modernité mystérieuse de l’écriture, du renouvellement du langage et de la réappropriation de l’histoire poétique, que la recherche esthétique et lyrique n’étouffe l’expérimentation de la contingence subjective.

Veiller à la publication d’une telle œuvre colossale n’est sans doute pas simple entreprise, le péril de la confrontation à l’impossible totalisation rattrapant aussi bien celui qui prépare l’œuvre que celui qui cherche à la parcourir. Ce poids écrasant des écrits, mais aussi de l’homme Aragon, seul Philippe Sollers en parle?: «?Aragon, quand je l’ai connu, se mettait aussitôt à déclamer ses vers sans se préoccuper de l’ennui de son auditeur otage?», dit-il dans une interview au Nouvel Observateur. C’est le mot «?otage?» qui retient l’attention?: Aragon, son lecteur, son auditeur, son directeur d’édition…apparaissent tous pris en otages. Rapt, ravissement ou horreur?; Barbarant exorcise au lieu de révéler. Il cherche à établir la différence entre talent et génie, défendant méthodiquement le génie d’Aragon, mais devant quel tribunal??

Aragon a cela de singulier et presque d’unique qu’il a vécu en poésie et par la poésie ses engagements littéraires, politiques (Résistance et communisme), sociaux (libération sexuelle, antirépression homosexuelle) et amoureux (l’amour pour Elsa célébré pendant plus de trente-cinq années puis le couple formé avec Jean Ristat lors des onze dernières années). La poésie fut son souffle, ce par quoi il incorporait la réalité en inspirant (et s’inspirant) et ce par quoi il produisait en expirant…c’est par la poésie que l’intime et l’histoire s’intriquent merveilleusement et secrètement en lui.

«?Je parle à haute voix le langage des vers
Comme si je faisais l'essai de ma folie
D'où me vient-il ce goût puéril et pervers
D'où me viennent les mots que je lie et délie
Le temps s'arrête en moi comme un sang qui fait grève
Et je deviens pour moi comme un mot qui me fuit.?»

C’est par la poésie qu’Aragon se réapproprie tout ce qu’il ne peut connaître, et qui lui parait menaçant et monstrueux?: la confusion des origines, et la perte et la mort. Aragon, fils naturel, a pourtant connu ses parents et grandi parmi eux, à l’ombre du secret de ses origines. Il ne porte ni le nom de sa mère ni celui de son père dans l’état civil. C’est par la poésie qu’il s’inscrit dans la généalogie universelle de l’histoire en ses multiples facettes et se donne un nom?: Aragon.

«?Prends nom, dis-je, ce n’est que le soir / D’un regard retrouvé dans le vent noir.
Qui donne donc le choix d’aimer??../ Je sais le nom qui ferme la blessure…?»

Le génie ne peut être démontré mais montré, «?monstruosité?». Folie d’Aragon, sa démesure amoureuse, et politique, et poétique, est à célébrer et prononcer contre le sauvetage bienséant de toute apparence. Ce Minotaure qu’Aragon a croisé maintes fois dans le labyrinthe sans le voir, ce Minotaure qu’il a désespérément invoqué et fui à la fois, il ne faut plus le perdre au risque de le tuer. Ce Minotaure est Aragon lui-même. Mais Aragon est le labyrinthe et le Minotaure à la fois. Il a longtemps œuvré à brouiller les pistes en opposant au regard, du trop-plein. À la fin de sa vie, son appartement ressemblait à un collage géant?: les murs, le parquet, les meubles étaient alors couverts par lui de papiers, dessins, photographies, coupures de journaux, œuvres des surréalistes amis. Labyrinthe encore une fois mis en dehors de lui-même. Le désir de rencontrer l’écriture d’Aragon ne saurait s’encombrer du trop-plein.
C’est avec désir et disponibilité qu’il nous faut pénétrer les Œuvres poétiques complètes, sans illusion de totalisation. L’absolu de la rencontre avec la poésie est dans la contingence et la subjectivité. Au sein ouvert de la carte aragonienne, le lecteur confiant et ouvert peut repérer maintes constellations. L’unité des OPC serait plutôt dans leur continuité, dans les infinies possibilités de lecture qu’elles offrent et surtout dans la contingence émotionnelle pressentie à fleur de métriques. L’aventurier téméraire ne saurait que faire d’un plan surdétaillé avec télécommande du labyrinthe?; car la rencontre ne saurait être que fortuite et inouïe au détour d’une sinuosité éblouie de soleil.

«?Tu me dis si tu veux que je t’aime et je t’aime
Il faut que ce portrait que de moi tu peindras
Ait comme un ver vivant au fond du chrysanthème
Un thème caché dans son thème
Et marie à l’amour le soleil qui viendra.?»



 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres poétiques complètes de Aragon, préface de Jean Ristat, sous la direction d'Olivier Barbarant, collection Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, T I 1744 p., T II 1776 p.
 
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