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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Le mot comme matériau premier
L’année 2007 commémore le centenaire de la naissance de Guillevic et les dix ans de sa mort grâce à la parution chez Gallimard d’un volume touffu qui réunit ses écrits de 1938 à 1996.

Par Ritta Baddoura
2007 - 10


Guillevic pourrait être le nom d’un cours d’eau traversant la campagne profonde ; cours d’eau peuplé de cailloux et de rocs rythmant et façonnant la progression de l’onde dans l’érosion qui serait l’empreinte d’un pacte établi avec le temps.

La poésie de Guillevic semble appartenir à un état basique du langage. Sa parole est fondement concret et solide, dépourvue de vaines emphases ou d’audacieuses explorations stylistiques. Son audace réside en la capture de l’évidence.
« J’aurais bien voulu/ Pour bien des choses/ Être l’océan/ mais rien que pour pouvoir/ T’aider à te trouver/ Dans tes arrondis/ Il y avait de quoi/ Justifier mon envie. »
Guillevic constate le monde. Il ne cherche pas à révéler mais à montrer. Son écriture est si simple qu’elle en frôlerait quelquefois l’hermétique, si franche et certaine qu’elle exige du lecteur une égale ouverture. Les poèmes coulent telle une eau courante sans prétention sans même conscience d’être poésie.
« Prends mon noir,/ Dit la nuit./ Fais avec lui/ Ton oreiller./ […] La nuit/ Toboggan/ À travers les astres. »
Prose ou poésie, là n’est pas la question ; l’écriture guillevicienne nous rappelle que le mot est un matériau premier dont l’énergie originelle demeure autant sous-estimée que sous-investie. C’est dire que plus la parole se rapprocherait de l’être-au-monde, moins le schisme entre le dit et la manière de le dire serait décisif.

La poésie de Guillevic cherche à être plutôt qu’à avoir. Elle puise sa forme à l’essence et sa musique au silence. Ayant l’amplitude et le timbre des voies intérieures, elle existe comme existe l’univers vivant dont parle le poète. Ce dernier n’est pas celui qui dit mais celui qui écoute. Il se fait porte-parole de ce qui n’a pas de voix et traduit en signes sensibles la conscience, le vécu affectif et les interactions des formes vivantes, qu’elles soient minérales, végétales ou animales. Rien d’inerte dans le cours d’eau guillevicien. Le poète épouse, dans le sens de prendre forme, la vie à défaut d’y résister.
« Avant cette union cosmique/ Il faisait noir dans ma lumière/ Je ne sentais pas en moi / Le cri des naissances./ Je ne sentais pas/ Battre / Le métronome des océans. »
En donnant la parole à l’animé et à l’inanimé, il fonde le mouvement et la forme appliqués au néant, à l’absence et à l’éparpillement. Car la parole chez Guillevic déjoue l’angoisse de la pesanteur silencieuse des objets et en cerne le mal-être ; en cela elle le livre aux sens, le rend perceptible et surtout compréhensible. Par des poèmes compacts et bien posés sur le blanc de la page, Guillevic tente des traits d’union, capables en leurs formes mouvementées de contenir l’angoisse de l’infini et de lier, à l’encontre de la solitude de l’être sous le joug de l’espace-temps, l’existence à la présence.
« Suppose/ Que tu n’aies plus que moi/ À rencontrer sur terre/ Et que je te demande/ De ne pas m’offrir moins/ Que tu ne donnerais/ À ceux qui sont partis. »
En tentant de Relier par les mots, le poète s’arrime au réel.

Dans le cours d’eau Guillevic, la pierre représenterait ce qui échappe au manque et au règne du temps. Repère de la forme et du mouvement, elle unifie la verticale et l’horizontale.
« Aimer/ Être une pierre/ Et que ça dure./ Et n’avoir rien d’autre à faire/ Que ce que font les pierres. »
Composante élémentaire et originelle de l’univers, la pierre tend vers l’éternité. Ce n’est pas elle qui parle mais l’homme. Mots de l’humain mis hors de soi, silence de la nature pris en soi : dans la difficulté d’être, le poète est tel un enfant ayant découvert le pouvoir de la parole.
« Alors Paris me donne/ le silence de la forêt/ et ce silence, je le tiens./ C’est comme si je le mangeais. »

Guillevic écoute le monde extérieur et se connecte à son monde intérieur. Il donne voix aux éléments lesquels réciproquement lui rendent la sienne en un partage qui puise à l’écho du miroir sans s’y réduire. L’humble et robuste stature de ses poèmes fait bouclier aux réflexions et réfractions qui apportent jusque dans son écriture, l’univers pourvu de l’infini des objets poétiques.
« C’est toute la terre/ Qu’il te faut/ Pour ton image. »
Dans la quête de son vécu et de sa condition propres, le poète repère son morcellement intérieur dans les diverses compositions géométriques, géographiques, biologiques et cosmiques de l’univers. Il cherche à se fondre dans le tout sans s’y confondre, à passer par l’universel pour s’approprier le personnel. Poète taillé en pierre de dolmen dont l’axe unifiant les multiples particules serait la poésie, Guillevic : ce Robinson ayant trouvé en l’univers son Vendredi.

 
 
© Jacques Robert / Gallimard
 
BIBLIOGRAPHIE
Relier, Poèmes 1938 – 1996 de Guillevic, Gallimard, 2007, 800 p.
 
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