FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Poésie
Mahmoud Darwish, poète de la fleur d'amandier
Téméraire Ulysse ou digne Atlas, Mahmoud Darwish aurait pu devenir, dans l’ardeur de l’imaginaire collectif, l’otage du symbole de la résistance poético-politique. Survolant tout ce qui ferait cliquetis de menottes à sa plume, il a su défaire l’obstacle qu’est son mythe vivant. Il nous dévoile, en un entretien périlleux, les fleurs de sa pensée.


Par Ritta Baddoura
2007 - 11

Àl’occasion de la parution de Comme des fleurs d’amandiers ou plus loin aux éditions Actes Sud et sous l’égide du Festival d’automne, les hauts lieux de la culture à Paris ont prévu une série de manifestations poétiques honorant le poète Mahmoud Darwish. La veille de son récital de poésie programmé le dimanche 7 octobre 2007 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le salon d’un hôtel parisien où Camus acheva, quelques décennies plus tôt, la rédaction de son roman L’Étranger, le poète a reçu L’Orient Littéraire pour un voyage aux arômes de café brûlant vers les caps de l’écriture, des épreuves et de l’intime.

I- L’ÉCRITURE

« Pour décrire les fleurs d’amandier, l’encyclopédie des fleurs et le dictionnaire ne me sont d’aucune aide/ Les mots m’emporteront vers les ficelles de la rhétorique et la rhétorique blesse le sens puis flatte sa blessure, comme le mâle dictant à la femelle ses sentiments/ Comment les fleurs d’amandier resplendiraient-elles dans ma langue, moi l’écho ? »

Le poème
Le texte poétique fraie son chemin dans la foule des genres littéraires. Tout poème traverse la prose. C’est dans la difficulté de ce passage que repose le mystère de son accomplissement. Nous reconnaissons le poème avant même d’avoir posé la question de sa nature et de son essence. La prose peut contenir toutes choses ; le mot y possède une fonction précise, le plus souvent informative. Dans le poème, le mot est essence, entité fondamentale et dense. Le poème surprend le poète avec ce qui dépasse son attente. Chez un grand nombre de poètes, le résultat poétique final dépasse de loin l’intelligence de leur pensée.

La poésie compense la perte. Il ne s’agit pas de retrouver ce qui a été perdu mais plutôt de préserver la possibilité de créer ce que nous ne pouvons perdre. Le poème stabilise le lieu dans le langage, consolide une joie issue des beautés de la vie. Il y a dans le poème la consolation de créer, de réparer ce qui a été brisé dans l’espace et le temps.

Le poète
Je ne suis pas de ceux qui considèrent le poète comme un prophète, mais plutôt comme un visionnaire. Le poète est celui qui porte sur les choses un regard « autre ». Le poète cherche aussi à se comprendre. Il dit souvent dans le poème ce qu’il ne peut dire autrement. Il perçoit à l’intérieur de lui des sons, des rythmes et des images sans qu’il n’ait forcément à l’esprit une signification précise. Alors que le poète croit diriger le poème, c’est ce dernier qui le porte dans la frénésie surprenante de l’écriture. Si « le tout est de tout dire » comme l’écrit Éluard, le tout est aussi finalement ne rien dire. Le tout est ce qu’on ignore, c’est le relatif qui se fond dans un autre relatif. Les mots ne peuvent contenir ni les sentiments, ni le mystère, ni les rêves véritables. Le poète est le partisan de l’éloge du manque. La vie est plus riche que ce que les mots peuvent contenir. Néanmoins, les mots comme les formes sont infinis. Un mot n’est jamais le même, chacun l’emploie à sa propre manière et lui confère une vie nouvelle. Le métier du poète est de redonner vie aux mots.

Le lecteur
Le poème, sans la participation du lecteur par une lecture créative, demeure inabouti, comme mort. Le lecteur de qualité est celui qui, familier avec l’histoire et les spécificités de l’écriture poétique, jouit d’une réceptivité et d’une sensibilité à la poésie. Le poète et le lecteur sont des parties de l’acte de la création poétique.

Le début et la fin d’un livre
À chaque fois que je commence la rédaction d’un livre, j’ai le sentiment que c’est le premier. Finir la rédaction d’un livre est comme un avertissement, une menace de ma propre fin en tant que poète. Je me retrouve vidé, à la merci de l’inconnu sans garantie aucune. Dans ce sens, la peur est constructive, surtout la peur du temps. Le livre que je finis de rédiger est toujours mon dernier. Je suis en ce moment en état de vide et de suspension. J’essaie de ne pas y penser et de m’ouvrir à la vie. La vie est gorgée de poésie ; elle emplit l’homme et peut lui être décevante ou salvatrice. Je n’attends l’écriture que lorsque je me sens inspiré. Sinon je lis des ouvrages éloignés de la poésie. Je suis meilleur lecteur que poète. L’écriture me vaut insomnies, doutes et épuisement. Dans l’absolu, je lis plus que je n’écris. La lecture me donne plaisir et connaissance.

La théorie poétique
Il n’y a véritablement pas une théorie critique de la poésie arabe. Il y a plutôt une application mécanique sinon une inspiration fidèle de la théorie poétique occidentale au lieu d’un dégagement original d’une vision nouvelle de l’écriture poétique arabe. C’est malheureusement le poème qui en pâtit. Nos théoriciens élaborent concepts et interprétations sans avoir préalablement questionné le texte poétique. La poésie précède la théorie et en modifie constamment les conceptions critiques.

II- L’ÉPREUVE
« Ni patrie ni exil que les mots, mais passion du blanc pour la description des fleurs d'amandier »

L’exil
Le parcours de l’être humain sur terre est celui de l’exilé hors de l’Éden. La terre est un exil et l’histoire est un châtiment. L’homme est sans cesse confronté à un exil existentiel aux divers visages : intérieur, culturel, politique, langagier… Chaque personne considère que son exil propre est l’exil véritable. Vivre sous l’occupation est exil. Quel exil est le plus pénible : celui à l’intérieur ou à l’extérieur de la Palestine ? Je porte ma patrie en moi dans l’exil et je porte l’exil en moi dans ma patrie.

L’exil est devenu un thème littéraire, une condition de l’écriture. Certains écrivains ont l’exil pour objet d’addiction. L’exil n’est donc pas une malédiction lorsqu’il a été choisi de plein gré ; il permet d’interroger le sentiment d’être un étranger et confère une liberté de penser et d’expression. Je ne pourrais librement célébrer les vertus de l’exil que lorsque mon pays sera indépendant.

L’exilé, mû par la nostalgie, pense à tort que le retour résout les problèmes existentiels et nationaux. Personne ne retourne ni au même lieu ni au même temps. Le retour est un concept illusoire. Cependant, si je devais continuer à inventer le parcours de« la Huppe », je destinerais cette dernière à un nouveau départ.

L’offensive et la défensive
Il n’est pas dans la nature du poème d’être « avec » : le poème est toujours triste, révolté, opposé, face à la monstruosité de l’histoire, à la capture de la liberté naturelle, au manque d’harmonie entre les mots et les choses. La seule lutte nécessaire est celle qu’engage le poème à l’encontre de la pétrification et la banalisation du langage poétique et de la mutilation de la vie.
La poésie défensive est celle de la légitime défense, et la question de l’identité n’a de sens que lorsque cette dernière se trouve menacée. En tant que Palestinien et en tant qu’Arabe, mon parcours est celui des pertes, depuis la Naqba. Il reste que le plus dangereux est de perdre l’avenir, alors que nous sommes sans cesse en processus de perte du présent. Dans une réalité arabe qui ne mérite que diatribe et satire, le poète doit inventer l’espoir et développer l’esthétique poétique. Il doit parler des choses simples et tendre vers ce qui rend la vie encore possible.

En situation d’urgence historique, il faut que le poème soit offensif avec des mains poétiques et non militaires. La riposte à l’acte violent ne se fait pas par la violence de la parole mais par sa contre-mesure. En état de guerre, le poème se doit d’assumer ses missions éthiques, politiques et sociales.

La vie, la mort, l’éternité
Les limites mènent à deux chemins contraires ; d’une part le néant et l’absurde, et d’autre part la foi dans le mystérieux et l’absolu. Lorsqu’on apprend à un enfant à marcher, on lui apprend aussi à oublier qu’il avance vers sa mort. La mort n’est pas difficile ou effrayante. C’est la vie en tant que résistance à la mort qui l’est. Nous ne considérons notre vie que lorsqu’elle risque de nous manquer. La mort ne meurtrit que ceux qui restent. Plus effroyable que la mort c’est l’éternité. L’éternité correspondrait à une souffrance sans fin, à un parcours sans but, à la mort déguisée en vie. Elle serait en quelque sorte une mort immortelle.

III- LE VÉCU
« Si quelqu'un parvenait à une brève description des fleurs d'amandier, la brume se rétracterait des collines et un peuple dirait à l'unisson : Les voici, les paroles de notre hymne national ! »

La filiation
Je suis le fils de la langue arabe. Si les sources de ma constitution poétique remontent à la Jahiliya, mon identité de poète s’alimente à d’autres lignées. Mon identité est donc à la fois le fruit d’un héritage et d’une appropriation. Elle n’est pas finie et demeure constamment réceptive et ouverte aux changements et aux interactions. Il n’y a pas d’identité pure. L’individu pénètre la coquille de l’auto-emprisonnement lorsqu’il fige et ferme son identité. De plus, il lui est nécessaire d’interagir avec des expériences poétiques multiculturelles afin de prendre part à la modernité.

L’essence
Il existe une concurrence entre l’image que l’on véhicule de moi et mon écriture. Nombreux sont ceux qui s’attardent sur l’image. Mon image, gorgée de rumeurs et de fables, me pèse. Ce qui me protège de son impact est que je ne la crois pas. On m’a demandé à Tunis : « Quel est votre secret ? » Ce à quoi j’ai répondu : « Je n'y crois pas les applaudissements. » Cette amplification de mon image me crée maints ennemis. Je me serais trouvé plus confortable dans l’ombre.

La tentative d’accéder à la poésie est l’essence de mon existence. Pour cette raison, je n’ai pas fondé de famille, je ne suis pas devenu père, je n’ai connu la stabilité dans aucun lieu, je n’ai pas dirigé une organisation, je n’ai pas maintenu l’exercice d’une fonction politique. Tout ce qui se situe en dehors de ma quête poétique est marginal.

La musique
Si je devais choisir entre écouter de la musique et lire de la poésie, mon choix porterait sur la première. La musique me rend plus humain, elle me purifie et me polit. Elle m’emporte et me fait oiseau. L’ambition du poème est de devenir musique. La musique est l’essence de la poétique et de l’esthétique des sens. Elle confère un pouvoir d’interprétation infini. Je puise dans la musique images et pensées. Les guitares espagnoles m’entraînent dans un long voyage ; le piano égrène le son de la pluie, le naï remue une lointaine nostalgie, le violoncelle sanglote sourdement.

J’affectionne particulièrement les compositions de Mozart. On dit que les anges jouent du Mozart. Je pense que les démons font de même. Mozart est un phénomène de génie démoniaque. Pour ce qui est du classique contemporain, je suis incapable de le savourer. Il n’existe pas entre ce genre musical et moi de relation corporelle. Je n’aime pas l’opéra. J’apprécie certes certaines voix et certaines compositions musicales, mais les histoires et les dialogues m’ennuient. Je suis capable de goûter une chanson dont je ne comprends pas les paroles si la musique me touche. À l’âge de vingt ans, je me souviens d’avoir écouté sans relâche la cassette audio des 20 poèmes d’amour de Pablo Neruda sans connaître un traître mot d’espagnol.

La naissance
Enfant, j’étais fort marqué par les soirées tenues chez mon grand-père. On y lisait et récitait  Les Mille et une nuits, Antar et Abla et d’autres poèmes. La métrique et le rythme, liés à une image de légende, me captivèrent. Je m’identifiai alors à la représentation du poète chevalier parti à la recherche de sa bien-aimée, ou la défendant noblement. J’étais chétif comparé à mes camarades de classe. Il me fallait les surpasser dans un autre domaine et ce fut celui de l’écriture. En effet, j’écrivais les meilleures dissertations en classe. Encouragé par mes enseignants, je compensais par ma maîtrise de la langue ma faiblesse physique. Je continuais dans ce sens à écrire jusqu’au jour où le gouverneur militaire israélien me convoqua. J’avais alors douze ans. Il me menaça du pire si je poursuivais l’écriture et la récitation de mes poèmes. Je fus emprisonné à l’âge de quinze ans pour la même raison. Ce gouverneur fut mon premier critique. Grâce à lui, je compris qu’écrire un poème n’est pas un jeu innocent. La poésie s’associa dans mon vécu à une conjoncture politique : interdiction de circuler, couvre-feu, détention, occupation… Je pris alors la poésie pour identité. Ce n’est que des années plus tard que je compris que je m’étais impliqué dans un métier sans garanties. Je dis métier parce qu’il faut que le poète sente la nécessité de maîtriser la spontanéité de la langue. Mais il importe que l’écriture soit aussi un loisir, un hobby, afin qu’elle soit pratiquée avec amour et qu’elle limite le travail artisanal de la langue.

La mort
Dans le poème « Murale », je parle de ma confrontation avec la mort. Lorsque j’étais sur mon lit d’hôpital, j’ai demandé aux infirmières de m’apporter une feuille de papier. J’y ai tracé ces quelques mots en français : « J’ai perdu ma langue. » Le lieu de la langue est le lieu des êtres humains et de l’histoire. La mort véritable n’est pas celle des organes mais celle de la langue.

*********
Ayant, au fil du temps, patiemment procédé à un éclatement des repères du temps et du lieu, l’écriture de Mahmoud Darwish libère la victime de l’autocomplaisance et de la culpabilité du bourreau. Elle permet de comprendre et de resituer l’histoire dans la vie désormais renouvelée de la poésie. Avec Comme des fleurs d’amandier ou plus loin, paru récemment dans sa version française, Mahmoud Darwish trouve les mots justes pour composer un hymne universel de vie à la vie.



 
 
© Jean-Luc Bertini / Opale
« Il y a dans le poème la consolation de créer, de réparer ce qui a été brisé dans l’espace et le temps » « L’exilé, mû par la nostalgie, pense à tort que le retour résout les problèmes existentiels et nationaux. Personne ne retourne ni au même lieu ni au même temps. Le retour est un concept illusoire. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Comme des fleurs d’amandiers ou plus loin de Mahmoud Darwich, traduit de l’arabe par Elias Sanbar, Actes Sud, 2007, 160 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166