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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman

Entre récit et prose poétique, agrémenté de dessins inédits, le dernier roman d’Atiq Rahimi questionne des légendes ancestrales de l’Afrique des grands lacs où, une fois de plus, pointe la tragédie de la guerre.

Par Denis Gombert
2020 - 04
Romancier et réalisateur, Atiq Rahimi bénéficie de l’asile politique en France depuis 1984. L’Afghan qu’il est n’a jamais oublié ce qu’est la douleur d’un peuple en guerre?: l’absence, les disparus, le chaos, le silence et les questions sans réponses. Toute son œuvre, hantée par le mal que les hommes sont capables d’infliger aux autres hommes, se questionne sans cesse sur l’ambivalence de l’humanité, elle qui peut tenir entre ses mains ce qu’il y a de plus précieux et d’un coup le briser.

Dans Terre et cendre, roman dont il avait tiré un film en 2004, il mettait en scène un grand-père et son petit-fils. À la suite d'un bombardement, l’enfant était devenu sourd mais le grand-père continuait de lui parler. Dans cette odyssée les conduisant vers le père de l’enfant retenu dans une mine, le vieil homme et le petit-fils cherchaient, entre passé et futur, le présent d’une source de réconciliation, même dans le silence, même au milieu des cendres de la désolation.
 
Le dispositif de L’Invité du miroir met en scène là aussi trois personnages?: une jeune femme aussi transparente que l’eau, une vieille femme qui marche et apostrophe les hommes, un homme qui redescend de la colline et qui, quoi qu’éveillé, semble errer dans la vie comme dans un cauchemar. Le pays où se déroule cette fable est le Rwanda, terre des grands lacs, pays aux mille collines, terre dont le sol a été éclaboussé du sang de près d’un million de morts durant le massacre des Tutsis par les Hutus.

Pour le narrateur, l’enjeu sera de comprendre et de retranscrire la parole blessée, parfois d’interpréter les silences, de lutter contre le repli et l’oubli, pour dire, malgré l’indicible, la vérité du monde.

Le narrateur est celui qui vient pour comprendre. Il vient du pays des mille et une montagnes et des mille et une nuits, l’Afghanistan, autre pays qui a connu plus qu’à son tour la guerre et les exactions «?tel un conteur qui ne voit rien mais prévoit tout, ne perçoit rien mais reçoit tout, et, par ses mots, change tout en destin?».

Invité dans ce pays qu’il ne connaît pas et qu’il veut filmer pour son film Notre-Dame du Nil inspiré de l’œuvre de Scholastique Mukasonga parue chez Gallimard en 2012, le narrateur est subjugué par la beauté des lieux, par le mystère et la profondeur insondable des hommes. Il ira à leur rencontre, non tant pour les filmer qu’avant tout pour les écouter.

La première rencontre se fait auprès d’une femme mystérieuse qui nage dans le lac Kivu. «?Une fille, plus nue que l’eau, faisant vibrer la surface du miroir de ce petit monde.?» Puis viendra une autre femme, une sorte de sorcière. Elle marche sans cesse et elle a un pouvoir sur les hommes. En les hélant, elle leur dit?: «?Jetez vos filets, pêchez des mots-jusqu’à-dire-tout.?» Enfin ce sera la rencontre d’un homme. Il est ivre, «?plus ivre que le vent?», il descend des collines, harassé, hagard. «?À sa main, un bâton aussi fatigué que son corps ignorant du temps.?» Ses yeux sont rougis de larmes. On comprend qu’hébété, dévasté en son for intérieur, cet homme-là a vu quelque chose?: «?Ses yeux,/ noirs comme crevés/ visent un ailleurs,/ lointain, incertain.?»
Les trois récits vont s’enchâsser et se répondre dans la forme du conte, un récit à la fois universel et intemporel, une cosmogonie. La naissance du lac Kivu, né des pleurs d’un homme qui ne retrouve plus «?ni sa vallée, ni sa hutte, ni sa femme, ni sa vache?» y est magnifiquement narrée. Ainsi de faire revivre par les mots l’enchantement de légendes africaines.

Mais à mesure que le conte se déploie, on pressent le temps historique s’acheminer vers un passé plus proche et tragique, un temps qui résiste. Le génocide du Rwanda se dresse dans toute son horreur.

Comment parler d’un enfant mort dans le ventre de sa mère?? Comment parler de la femme voilée?? Comment parler de celui qui a vu toute sa famille décimée sans pouvoir agir??

«?Les survivants d’un génocide n’ont pas d’ombres./ Ils sont ombres./ Ombres errantes de leur mort.?»

Il ne reste au final que les mots, un matériau fragile mais pas vain. Les mots seuls défient le temps. Murmures ou cris, ils aident à recoudre l’histoire. Nulle leçon, nulle morale, le poète est toute écoute. Il est cet invité qui passe de l'autre côté de l'horreur pour retrouver la voix de ceux qui en ont été privés. Magnifique livre, L’Invité du miroir touche au cœur du tragique de l’homme tiraillé entre la beauté et la folie.


 
 
 
L’Invité du miroir d’Atiq Rahimi, P.O.L., 2020, 192 p. 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166