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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Voracité de la vie et du désir


Par Charif Majdalani
2020 - 03

Ersi Sotiropoulos est l’une des figures majeures de la littérature grecque contemporaine. Au cours des dernières années, deux de ses romans ont connu un grand succès. Dans Eva, elle racontait l’errance dans un Athènes nocturne et hivernal d’une femme découvrant l’impasse qu’est son existence. Dans Ce qui reste de la nuit, elle contait les quelques jours d’une autre forme d’errance, celle de Constantin Cavafy à Paris au moment où le poète commence à voir mûrir en lui ses très singulières conceptions de l’écriture. Très différent en apparence est le dernier ouvrage de Sotiropoulos, Je crois que tu me plais, qui vient d’être traduit aux éditions Stock. Il s’agit d’un livre à la taille imposante, exclusivement construit sur l’échange de mails, puis progressivement de SMS, entre une femme, une romancière qui n’est autre que l’auteure elle-même, et son amant, un viticulteur de l’île de Paros.

Entièrement réelle, selon toute vraisemblance, cette impressionnante correspondance s’étire sur plus de trois années, durant la période où Sotiropolos rédigeait Ce qui reste de la nuit. Le challenge, pour ne pas dire l’incroyable audace, est d’avoir publié ces échanges dans leurs plus petits détails autant que pour leur part plus étoffée. On se trouve face à des mails succincts, des dates de rendez-vous, des informations anodines sur des horaires de vols ou des adresses de restaurants, face à des nouvelles dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants, et en même temps devant la chronique de la vie d’une écrivaine, ses voyages, son travail, ses relations avec les autres et avec elle-même et surtout devant le récit de son désir, de sa passion amoureuse et de ses fantasmes face à l’absence ou à l’éloignement de l’amant. À ces lettres bouillonnantes d’amour et d’une incroyable liberté de ton, l’amant donne la réplique avec la même ardeur, décrivant son propre quotidien et se découvrant en chemin un véritable talent d’écrivain, notamment dans l’évocation de souvenirs que son amante le pousse à développer en lui tenant discrètement lieu de conseillère.

Contrairement à n’importe quel roman épistolaire, cette correspondance énorme et tentaculaire ne raconte donc en apparence rien de suivi. Aucune trame ni intrigue, mais le déroulement du fil d’une vie, ou de deux vies peu conventionnelles, entièrement vouées à la passion amoureuse, à la nécessité de trouver, entre mille voyages, entre des déplacements incessants qui sont le lot des écrivains et des hommes d’affaire contemporains, des moments de rencontres, à Paris, Athènes, Lisbonne ou Stockholm, au Brésil ou ailleurs. Mais en même temps, dans les interstices de cette incroyable toile, de cette bougeotte incessante, on suit le travail de la romancière aussi bien que celui du viticulteur face à ses vignes et à leur fruit. On suit en particulier la rédaction de Ce qui reste de la nuit, du combat de Sotiropoulos contre la difficulté de venir à bout de ce projet. Cela fait de Je crois que tu me plais la véritable chronique d’un work in progress, chronique alimentée aussi par de nombreux et savoureux échanges sur la littérature, la musique, le cinéma ou la peinture, sur Proust aussi bien que sur Cummings, sur Kazantzakis (pour qui Sotiropoulos est d’une grande sévérité) ou Rilke, autant que sur Yannis Xenakis, la musique rock ou la chanson américaine.

Cependant, et en dépit de l’apparence, Je crois que tu me plais est un livre qui raconte aussi, subrepticement, quelque chose qui le place de manière très cohérente dans la droite ligne des autres ouvrages de Sotiropoulos. Comme dans Ce qui reste de la nuit, on y retrouve la question de la gestation d’une œuvre liée à l’errance et aux voyages. Comme dans Eva, on y retrouve la femme face à son devenir. Mais alors que ce dernier livre relatait l’histoire d’une femme bloquée dans sa vie, aspirant au changement mais condamnée à répéter, dans son quotidien familial autant que dans son métier, les mêmes gestes et les mêmes activités jusqu’à la fin de ces jours, Je crois que tu me plais, au contraire, est un hymne volcanique et dévorant à la femme libre, à son agressive et furieuse impatience de vivre et une critique acerbe et vitriolée de toute sorte de conformisme, de tout ce qui peut entraver la liberté et l’incandescence du désir.

 
 
 
Je crois que tu me plais de Ersi Sotiropoulos, traduit du grec par Gilles Decorvet, Stock, 2019, 650 p.

 
 
Ersi Sotiropoulos sera en résidence d’écriture à Beyrouth durant le mois d’avril à l’invitation de la Maison internationale des écrivains à Beyrouth.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166