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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman

Haruki Murakami livre l’opus que nous attendions tous. Dans Profession romancier, lui, l’écrivain génial et prolifique, nous ouvre enfin la porte de son laboratoire de création

Par Denis Gombert
2019 - 12
Un petit bureau avec de crayons HB à la mine usagée, beaucoup de tiroirs d’imagination et un homme qui répète depuis plus de trente ans, cinq heures par jour, le même geste. Écrire. Entrons dans l’antre du maître, un homme simple mais déterminé dans son action, fait pour «?raconter des histoires et s’enfoncer dans les souterrains de la conscience?». Profession romancier est la leçon de littérature de Murakami. 

C’est avec la modestie qu’on lui connaît et avec un brin de malice qu’Haruki Murakami débute ce texte qu’il consacre uniquement à sa vie d’auteur et à l’art d’écrire. De suite il confesse qu’il n’avait pas vraiment de prédisposition pour devenir écrivain, qu’il ne possédait pas de talent hors norme, qu’il ne sentait pas plus intelligent qu’un autre et qu’en beaucoup de domaines il se trouvait assez moyen. Excès de modestie et de pudeur?? Non. Ce que tient à signaler d’emblée Murakami, enfant de Kyoto élevé à Kobe, dont le premier roman écrit à trente ans, Écoute le chant du vent, a reçu le prix Gunzo, c’est qu’il «?n’existe pas de connaissances spéciales qui vous permettent d’écrire un roman?» et que «?le genre du roman est ouvert à tous les participants?». Lui, moi, vous, tous, nous pouvons écrire un roman parce que ce genre relève, comme il le définit, d’un «?large éventail de forme expressive?». Le plus dur n’est donc pas là. Le plus dur est de durer. Le plus dur c’est de devenir romancier. «?Pourtant, s’il est facile de monter sur le ring, y rester longtemps l’est un peu moins. Les romanciers naturellement le savent bien. Écrire un ou deux romans, ce n’est pas difficile. En revanche, poursuivre cette activité durant une longue période, passer sa vie à écrire, survivre en écrivant, c’est une entreprise quasi impossible.?»

En quarante ans, Murakami a édifié une grande œuvre nourrie d’une vingtaine de romans, de nouvelles, d’essais, dont un sur la musique et même un remarquable sur la course à pied. Tous ses textes ont été salués par la critique, tous ont été traduits dans le monde entier. Chroniques de l'oiseau à ressort a reçu le Prix Yomiuri du meilleur roman en 1995 et Kafka sur le rivage le prix World fantasy du meilleur roman en 2006. Chacune de ses nouveautés est un événement.

Comment cet homme qui se considère avant tout comme un individu ordinaire a-t-il fait pour compter parmi les plus grands auteurs contemporains?? Bien sûr que nous voulons connaître son secret mais ne comptez pas sur Murakami pour verser dans des révélations extraordinaires, jouer les grands professeurs ou se hausser du col depuis sa tour d’ivoire de créateur. Le plus simplement du monde, il raconte dans Profession romancier – car même ses essais savent garder le charme du récit – pourquoi il est devenu écrivain et comment il l’est resté.

Lui, le fils unique de parents enseignants, commence par avouer que, de l’école primaire à l’université, étudier n’a jamais été son fort. Il confesse ne pas avoir eu le goût de la compétition, ni des apprentissages qu’il a toujours trouvés assommants, surtout à l’âge où ce que l’on préfère plus légitimement c’est écouter de la musique, aller au cinéma, se baigner dans la mer et jouer au base-ball. Puis, une fois ses études terminées, Murakami s’est tourné vers la musique. Fous de jazz, sa femme et lui ont tenu dans leur jeunesse un bar dans la banlieue de Tokyo. Joignant péniblement les deux bouts, Haruki a travaillé de nuit dans des night-clubs. Il a vécu, observé le monde, engrangé nombre de situations et de détails mais l’idée d’écrire ne le taraude pas encore. Il est un jeune homme simple qui ne cherche qu’à être libre. «?C’est ainsi qu’entre vingt et trente ans, j’ai trimé du matin au soir à toutes sortes de taches très physiques, essentiellement afin de rembourser mes dettes.?»

Et puis un jour… La scène autobiographique que raconte Murakami se déroule exactement comme dans un de ses romans. Comme dans La Ballade de l’impossible, 1Q84 ou Danse, danse, danse, un phénomène ordinaire vient provoquer quelque sentiment extraordinaire. Il suffit d’un rien pour qu’une vie bascule. 

Par une après-midi ensoleillée d’avril 1978 donc, Haruki se rend au stade Jingu pour assister au match d’ouverture de la saison de base-ball. «?Hilton a frappé la balle vers la gauche et atteint la deuxième base. Le bruit de la batte frappant la balle a résonné merveilleusement dans tout le stade. Il y a eu quelques maigres applaudissements. Et c’est à ce moment précisément, sans aucun rapport avec cet environnement qu’une pensée m’a traversé l’esprit?: “Tiens, et si j’écrivais un roman??”?»

À partir de ce jour, de cette révélation qui est une épiphanie, Murakami est devenu écrivain. Pour lui cela signifie mettre tout en œuvre afin d’accomplir un travail qui soit profond, singulier et soigné. Respecter un tempo. Faire du temps son allié. Produire chaque jour dix pages. Se maintenir en forme. Ne pas faillir à la tâche. Écrire pour quelqu’un, pour qu’«?une fenêtre s’ouvre dans son cœur?». Réussir à faire tenir quelque chose. «?Oui, c’est exactement ça écrire un roman, c’est un travail couteux en temps, ennuyeux au possible. Écrire un roman c’est comme passer une année entière à fabriquer, à l’aide d’une longue pince, un modèle minuscule de bateau inséré dans une bouteille.?»
Entre récit autobiographique et essai sur la création littéraire, Murakami révèle ce que l’art est pour lui?: une façon d’être fidèle à soi-même tout en créant un monde où tous sont invités à pénétrer. Toujours humble et honnête (ce qui peut exaspérer les esprits atrabilaires qui lui cherchent noise), Murakami n’estime parler qu’en son nom. Quels qu’ils soient, ses écrits sont d’un accès facile?: des textes toujours clairs à la compréhension limpide. Et chacune de ses phrases semble frappée au coin du bon sens sans jamais relever du cliché. Murakami possède la force des grands sages. On le ressent plus que jamais dans Profession romancier, un livre simple mais animé d’une puissante énergie qui n’a rien à voir avec l’éclat de la gloire éphémère ou d’une réussite trop bruyante. Murakami est dépositaire d’une grandeur en plus. «?Essayons d’abord de croire à ce que nous ressentons?», dit-il. 

Plus séditieux et révolutionnaire qu’on voudrait bien le croire, dans Profession romancier Murakami exhorte tranquillement tout aspirant auteur à se confronter à sa création?: «?Plongez dans l’eau et voyez si vous nagez ou si vous coulez.?» Mieux qu’une leçon d’écriture, derrière la profession de foi de Murakami se cache une leçon de vie. Pour bâtir une œuvre, il faut être capable de donner le meilleur de soi, sinon à quoi bon écrire?? «?Parce que, en fin de compte, la satisfaction d’avoir fait de son mieux, la preuve que l’on a travaillé à son maximum, ce sont les seules choses que l’on emporte dans sa tombe.?» 
 
 
 
 
Profession romancier de Haruki Murakami, Belfond, 2019, 208 p.

 

 
 
D.R.
« Écrire un roman c’est comme passer une année entière à fabriquer un modèle minuscule de bateau inséré dans une bouteille. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166