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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman

L’année où l’auteur lyonnais Alexis Jenni a publié son premier ouvrage, L’Art français de la guerre (Gallimard), il a obtenu le Prix Goncourt, c’était en 2011. Depuis, il a écrit quatorze livres?: des romans, des essais, des nouvelles, et un livre de cuisine.

Par Joséphine Hobeika
2019 - 12
«Je n’aimerais pas que mon père atteigne quatre-vingts ans?», c’est par ces propos surprenants que commence le dernier ouvrage d’Alexis Jenni, Féroces infirmes, où un fils est contraint de s’occuper de son père, impotent, qui a été renvoyé de sa maison de retraite. «?Il a été la jeunesse combattante, il est la vieillesse humiliée, j’hérite de tout?», confie un narrateur assiégé par un passé qu’il n’a pas vécu. Il tente alors de transformer «?l’écume des paroles inaudibles?» en récit, où s’entremêlent l’expérience paternelle de la guerre d’Algérie, l’impossible relation père-fils et un effet de miroir avec des voisins de palier d’origine algérienne, chez qui la transmission inéluctable d’une violence sourde est également un enjeu. «?Il me vient des souvenirs qui ne sont pas de moi. J’ai hérité de la violence, j’ai reçu un paquet opaque, c’est lourd et je ne sais pas ce qu’il y a dedans?», constate celui qui choisit de se confronter à «?la loi de l’ascendance?».

Dans Féroces infirmes, il s’agit de transmission?: «?Je suis enfermé dans le labyrinthe qu’a construit mon père?». Dans quelle mesure ce roman pose-t-il le problème de la mémoire de la guerre??

Le thème de la guerre est assez présent dans mes textes. L’Art français de la guerre parle des guerres coloniales entre 1942 et 1962, et, cette fois, je voulais raconter l’histoire des appelés de la guerre d’Algérie et non des militaires de carrière. J’ai des fils d’une vingtaine d’années, et cela me trouble que de jeunes gens soient envoyés dans des conflits terribles. Ce départ vers l’ailleurs, par la guerre ou par l’immigration m’intéresse, c’est une aventure extrêmement profonde.
La plupart du temps, pendant la guerre, entre deux déchaînements brutaux de violence, on traîne, on attend, et c’est dans cet ennui que se loge une angoisse très destructrice, dont les dégâts psychologiques sont considérables par la suite.
Dans Féroces infirmes, il y a aussi des réminiscences de mon père, de son époque, même s’il n’a pas fait la guerre d’Algérie. Mon lien avec ces événements est littéraire, je n’ai aucune attache familiale dans ce contexte, ce qui me permet d’adopter plusieurs perspectives. La violence semble inéluctable si elle n’est pas identifiée, et elle se transmet de génération en génération. C’est peut-être une utopie de romancier de penser que la littérature permet d’éclairer et d’apaiser des conflits enfouis. Dans mon roman, je fais le lien entre les difficultés de transmission individuelle et collective. En France, les tensions sont encore très vives autour de la guerre d’Algérie et les faits sont racontés de manière trop souvent partisane. 

Dans votre texte, la filiation n’est-elle pas vouée à l’échec??

C’est vrai qu’on n’en sort pas?! Ce roman a été violent à écrire, on y retrouve certainement des aspects de mes rapports compliqués avec mon père. Je suis allé chercher en moi toutes mes difficultés de filiation, pour les exposer au grand jour, et peut-être les dénouer. Ce roman est une histoire de transmission masculine, où la considération et la gestion de la violence sont incontournables. Tout homme doit se poser la question à un moment de ce qu’il fait de cette violence?: si elle peut être sublimée, par le sport, l’entreprise ou autre, elle peut aussi basculer dans sa dimension brute. Dans le récit, à la tentation fasciste de l’ancien combattant, répond celle du fils des voisins, Nasser, emblématique de ces jeunes de banlieue qui se radicalisent dans une colère rentrée qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes, et qui finit par s’exprimer, selon le contexte socio-politique. Dans cette fascination des armes et de la mort, il y a une dimension universelle. 
Le grand ensemble où se passe l’histoire s’appelle la Duchère, il date de la fin des années 50 et l’architecte avait des idées riches sur la ville de demain, avec une dimension utopique. À partir des années 70, la cité s’est dégradée, concentrant les populations les plus précaires et les plus fragiles. La fin de mon roman exprime une forme de désillusion dans ce vivre ensemble, qui ne fonctionne pas.




Féroces infirmes d’Alexis Jenni, Gallimard, 2019, 320 p.
 
 
D.R.
« La littérature permet d’éclairer et d’apaiser des conflits enfouis. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166