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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Un continent de violences


Par Laurent Borderie
2019 - 12
Récompensée tout récemment par le Prix Interallié et le Prix Goncourt des lycéens 2019 pour son roman Les Choses humaines, Karine Tuil creuse un sillon désormais devenu original dans la production contemporaine. Elle ne se nourrit pas de l'autofiction, ne cherche jamais à écrire « autour de son nombril », bien au contraire. Karine Tuil est une « raconteuse d'histoires », mais elle est aussi une spectatrice du monde sur lequel elle pose un regard toujours aigu, sans jugement apparent, cru. D'aucuns diront qu'elle plonge sa plume dans le plomb fondu et qu'elle tire à vue. C'est le cas et c'est cela qui donne tout leur sel à ses romans qui sont autant de chants polyphoniques, pleins de personnages incarnés qui aiment, souffrent, tuent, frappent avec leurs bras ou leurs mots. Rien n'est serein dans les romans de Karine Tuil. Tout semble vrai, plausible, car tout est construit autour de l'actualité, tout fait chair. C'est en ce sens que Les Choses humaines est une véritable histoire de la violence, de la violence du monde, de la violence qui nous habite tous et offre au lecteur une opportunité, celle de pénétrer un univers proche de lui, différent, romanesque et familier. Les amateurs ont déjà éprouvé ce sentiment, notamment avec ses deux derniers romans L'Invention de nos vies et L'Insouciance qui l'emportaient dans notre monde pourvoyeur de mensonges, de guerres, de la difficile réadaptation vécue par les soldats blessés au front en Afghanistan. 

Pour ce nouveau roman, l'auteure s'est inspirée d'une histoire vraie, l'affaire de viol dite « de Stanford »* en 2016. Pour ce faire, elle a assisté à des procès d'Assises en France qui lui ont permis de mieux appréhender le fonctionnement de la justice, la mise à nu de tous ses acteurs, le rapport à la réalité la plus crue qui prend une dimension mythologique entre les murs des palais de justice. Le lecteur pourra s'amuser à trouver des clés dans ce roman, à décrypter des personnalités existantes derrière certains protagonistes, mais est-ce vraiment important ? Le plaisir de lecture, la découverte d'un monde, l'interrogation et le doute permanent l'emporteront dans ce livre foisonnant d'intrigues et de personnages toujours remarquablement structurés. 

Karine Tuil possède ce grand talent de laisser le lecteur en apesanteur, incapable de trancher sur la vérité des faits. Mila s'est-elle laissée abuser ou assiste-t-on là au procès d'une classe sociale trop puissante ? Dans ce pugilat « parole contre parole », « fait contre fait », alors que toute l'intrigue du roman repose sur cet acte de pure violence, il est difficile de prendre part, d'accepter l'horreur qu'a pu subir Mila.
C'est un texte violent que nous brode Karin Tuil, une histoire sanguinolente, qui mêle le sexe, l'argent et le pouvoir, tout ce qui anime une société humaine désormais soumise à la religion matérialiste. Il se lit comme un feuilleton, qui accroche le lecteur et dont la fin nous rappelle et nous ramène tous à notre condition. 

« C'était l'ordre des choses. On naissait, on mourait ; entre les deux, avec un peu de chance, on aimait, on était aimé, cela ne durait pas, tôt ou tard, on finissait par être remplacé. Il n'y avait pas à se révolter, c'était le cours invariable des choses humaines. » Et l'on referme ce livre en attendant impatiemment le prochain qui nous mènera inévitablement dans une nouvelle exploration de la violence humaine et des rapports qui nous animent, nous tuant à petit feu.



*En 2016, Brock Turner est condamné à seulement 6 mois de prison dont trois fermes pour agression sexuelle sur une personne vulnérable, en état d'ébriété, une décision que le juge avait justifiée par « l'impact profond » qu'aurait eu une peine plus longue sur lui.
 
 
 
 
Les Choses humaines de Karine Tuil, Gallimard, 2019, 342 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166