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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman

Amélie Nothomb revisite à sa façon, décoiffante, la fin de la vie terrestre de Jésus-Christ. À la première personne.

Par Jean-Claude Perrier
2019 - 09


Depuis 1992 et Hygiène de l’assassin, son premier roman publié, Amélie Nothomb est présente à chaque rentrée romanesque, avec l’un des trois livres qu’elle écrit dans l’année, sélectionné par elle et proposé à son éditeur, Albin Michel. Les deux autres manuscrits, conservés et non détruits, personne ne les lira jamais. C’est grâce à cette régularité de métronome, à son look décalé, à son professionnalisme, à la relation hors du commun qu’elle a nouée et qu’elle entretient avec son public, des lectrices pour la plupart et de vraies fans, que la graphomane belge s’est taillé une place à part dans le paysage médiatico-littéraire français qui l’adore. Et, cas unique ou presque, tous ses livres sont des succès de librairie. Pas moins de 100?000 exemplaires en moyenne, en grand format, avec des pointes pour certains titres devenus des classiques, comme Hygiène de l’assassin, Stupeur et tremblements (1999, Grand Prix du roman de l’Académie française) ou Métaphysique des tubes (2000). Nothomb possède, entre autres, le talent de trouver souvent de bons titres, qui intriguent et se retiennent, comme ces Prénoms épicènes, le roman de l’année passée, et aussi celui de savoir jouer sur des registres différents, renouveler son inspiration. Un livre d’Amélie Nothomb, c’est toujours pareil, c’est toujours elle, et c’est toujours différent. Le roman qu’elle publie à cette rentrée en constitue la parfaite illustration.

Soif (du coup, pour ce titre, l’écrivain ne s’est pas foulé) se veut le récit par Jésus lui-même, à la première personne donc, des dernières heures de son parcours terrestre, depuis son procès organisé par les Romains de Ponce Pilate, à la demande expresse des autorités religieuses juives du Grand Sanhédrin, et pour des raisons politiques, jusqu’à sa mort sur la croix au Golgotha, suivie de sa résurrection, puis de l’Ascension. L’histoire est bien connue, racontée par les Évangiles, que le héros d’Amélie Nothomb, d’ailleurs, n’hésite pas à contester, notamment ceux de Luc et Jean. Par exemple, au moment de trépasser, il n’aurait pas dit?: «?Père, pardonne-les, ils ne savent pas ce qu’ils font?!?», mais, plus prosaïquement?: «?J’ai soif?». Il avait en effet refusé de boire depuis son emprisonnement, parce pour lui, avoir soif, c’est être vivant, incarné. «?Pour éprouver la soif, il faut être vivant?», dit-il à un moment, de même pour mourir. Car ce qui requiert Amélie Nothomb chez Jésus, ce n’est point le Fils de Dieu, le Messie. C’est l’homme?: «?Je suis un homme, rien d’humain ne m’est étranger?», confie-t-il. Ou encore?: «?Je n’ai été qu’un homme – et comme j’ai aimé l’être.?» Et c’est cet homme qui se raconte en flashback – revenant par exemple sur certains de ses miracles, comme les noces de Cana, son «?préféré?» car le plus gai, le plus vivant, aux antipodes de la guérison d’un lépreux, ou de la résurrection de Lazare –, et écrit ses mémoires juste avant de mourir, sans surprise («?J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort?»), sur le ton de la confidence, voire de la familiarité, dans un style très moderne, avec un vocabulaire très contemporain?: «?bled, guignol, ouais, patelin, bouffe?»… 

Au passage, il dépeint aussi ses rapports avec les autres acteurs de sa destinée?: son père, à qui il n’hésite pas à adresser des reproches («?Tu es susceptible?», «?Tu ne connais pas l’amour?»)?; sa mère Marie, son père adoptif Joseph (mort accidentellement, tombé d’un toit), pour qui il éprouve une immense tendresse?; Marie-Madeleine, son «?amoureuse?» avec qui, rétrospectivement, il regrette de n’avoir pas mené une longue vie de berger, obscure, tranquille, heureuse?; Pierre, un «?colosse?», alors que lui ne pèse que 55 kilos?; ou encore Judas, «?un drôle de type?».

Le déroulé des événements est conforme à la tradition chrétienne. Ce qui l’est moins, on l’aura compris, c’est l’image de Jésus, sa façon de s’exprimer et surtout cette tendance à l’introspection qui tourne au débat théologique et, à l’issue d’un examen de conscience douloureux, cette interrogation fondamentale et inouïe : «?Est-ce que je crois???» Car si le Christ lui-même doute, comment ceux qui l’ont suivi, les centaines de millions de croyants qui se revendiquent aujourd’hui de lui, pourraient-ils avoir la foi?? 

Le roman d’Amélie Nothomb devrait susciter discussions, débats, voire polémiques, certains pouvant estimer qu’il aligne un grand nombre de blasphèmes. Tandis que d’autres se prendront d’affection pour ce Jésus humain, trop humain, qui se remet en question, a peur, non point tant de la mort que des souffrances de la crucifixion, et regrette la peine, le mal qu’il a pu causer aux autres. À la toute fin, cependant, une fois que tout est accompli, il vient, depuis l’au-delà, nous rassurer?: la mort, d’après lui, n’est pas si terrible, elle ressemble à une infinie solitude, comparable à celle de l’écrivain, ou à celle du lecteur qui le lit. Et puis, enfin et surtout?: «?L’enfer n’existe pas.?» Ce sont les Mauriac d’aujourd’hui qui vont être contents. Amélie Nothomb possède l’art de toujours retomber sur ses pieds. Son héros, lui, aurait dit?: «?ses pattes?».

 
 
BIBLIOGRAPHIE  
Soif d’Amélie Nothomb, Albin Michel, 2019, 152 p.

 
 
 
© Joel Saget / AFP
Ce qui requiert Amélie Nothomb chez Jésus, ce n’est point le Fils de Dieu, le Messie. C’est l’homme.
 
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