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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
L’assassin n’était pas au rendez-vous


Par Melhem Chaoul
2019 - 04

Commençons par le titre, Malek al-Hind (Le roi des Indes). Il ne s’agit ni de roi ni, à plus forte raison, de la péninsule indienne. Par cette métaphore, Jabbour Douaihy signifie le non pouvoir, l’absence d’emprise sur le destin, tel le vice-roi des Indes à l’époque de l’Empire britannique qui gérait un État dont le destin était arrangé ailleurs. 

Ainsi, est façonné le destin de Zaccaria Moubarak qui vogue et fluctue à l’image du « radeau de la Méduse » sur les eaux troubles des contrées et des continents. 

Le roman débute par une trame policière : un crime, une victime et des suspects comme il se doit. Dans sa mise en place de l’acte criminel et de ses multiples ondulations sur les liens familiaux et sociaux, Douaihy se faufile dans le débat intellectuel relatif à la possibilité ou pas d’une expérience de fiction policière en arabe. Son récit montre une possible esquisse dans ce genre, mais où va-t-elle mener in fine ?

À l’encontre du processus d’enquête dans le monde dit « occidental » qui focalise sur l’individu-criminel (avec ou sans complices), dans la société de la Montagne libanaise, celle-ci est déjà biaisée par l’irruption du collectif dans le traitement des affaires criminelles. Là-bas, le processus est encadré par l’État de droit, la nécessaire recherche d’indices incontournables, la présomption d’innocence dont bénéficie le suspect, le respect de la vie privée, etc. Ici, l’auteur nous sollicite dès le départ à considérer que les crimes locaux sont traités dans un sens tout à fait opposé : suspicions préconçues établies sur la base du lignage, des antagonismes séculaires entre ennemis héréditaires conditionnés par les conflits et prêts au crime. 

Dans le décor de Tall Safra, localité surplombant Beyrouth dans une région mixte druzo-chrétienne, Douaihy se demande : Qu’est-ce qu’un crime ? Un énième règlement de comptes entre frères, cousins, neveux ? Ou entre membres de communautés religieuses si proches et si hostiles ? Cela pour un sempiternel mobile du genre héritage, une maison et un vignoble, ou pour les conditions obscures d’un transfert de propriété au sein d’un lignage ou entre confessions différentes ? 

Le « système local » en bon produit du « failure state » gère l’enquête sans enquêter. Le sergent local sait qui est le coupable et n’a pas besoin de preuves car tout le monde le sait aussi. Il bâcle l’enquête. Mais ce n’est pas le cas de Kamal Abou Khaled, l’adjoint du juge d’instruction chargé par le Parquet de poursuivre les recherches. Muni d’un doctorat en droit de l’université de Paris, formé à la rigueur et à l’objectivité, impartial dans ses jugements, il s’entête à découvrir l’assassin, le vrai !

Il lui importe au départ d’explorer la vie de Zaccaria, la victime. Aventurier avide aussi bien de vastes espaces que de conquêtes féminines, il est probable qu’il se soit fait autant d’ennemis que d’amis. Abou Khaled privilégie d’abord l’hypothèse locale, celle d’un règlement de comptes familial. Et là, à travers interrogatoires et interventions narratives de Douaihy, la boîte de Pandore s’entrouvre : entre vérités, mythes et légendes, voilà que les secrets des familles de la Montagne libanaise résistent à l’esprit scientifique de notre jeune juriste. La famille Moubarak est dominée par la figure de la matriarche Philomène. Volontaire et décidée, elle a fait fortune en émigrant seule aux États-Unis et en est revenue pour réaliser le rêve commun à tous les villageois de la Montagne : construire au village une vaste et belle demeure familiale et acquérir un vignoble. 

Cette saga incite notre auteur à égratigner la mythique légende épique de l’émigration libanaise vers les Amériques. Dans le vaste monde occidental si éloigné de la terre natale, tous les coups sont permis pour survivre et éventuellement s’enrichir et on peut jouer sur tous les tableaux, à la limite des codes de la morale et même de la religion, ce que Philomène ne se prive pas de faire. Son esprit tortueux fera chavirer la confiance de notre jeune magistrat si décidé. 

Il se tourne vers le volet « occidental » de la vie de Zaccaria, plonge dans ses séjours parisiens, épluche ses conquêtes féminines et croit à un moment donné « tenir une piste en béton », comme on s’exprime dans le jargon de « la crime ». Il se trouve que la victime est en possession d’un tableau de Marc Chagall, Le Joueur de violon, qui vaudrait des millions de dollars, dérobé à une amante française résidant à Saint-Paul-de-Vence où le peintre a vécu. De quoi mobiliser toutes les mafias internationales de la contrebande des objets d’art ! Et Douaihy ne se prive pas d’introduire alors dans son roman les ingrédients du « polar » façon Maigret, avec réseaux de mafieux, gangs, chaînes de restaurants couvrant des activités de blanchiment d’argent, amours et trahisons, etc. 

Mais là aussi les hypothèses et les pistes s’embrouillent, l’œuvre est-elle authentique ou s’agit-il d’un faux ? Kamal Abou Khaled y perd ses codes et revient à la case départ, Tal Safra et ses tourments qui remontent aux massacres entre druzes et chrétiens en 1860. Au fond de quel labyrinthe gît la vérité d’un crime ?

Dans notre monde actuel, les anglo-saxons ont introduit un terme intraduisible avec exactitude en français : c’est le terme « fake ». Ainsi, on dit « fake news », « fake videos », « fake pictures » pour signifier ce qui est faux et contrefait. Dans ce dernier roman, la trame policière n’est qu’un alibi pour Jabbour Douaihy pour découvrir – ou peut être de dénoncer – cette toile de contrefaçon qui nous enveloppe, contrefaçon de l’Histoire, des rapports sociaux, des fortunes et des croyances. 

Ainsi, en s’aventurant dans le genre polar en arabe, Jabbour Douaihy s’en est peut-être fait le fossoyeur.

 
 
BIBLIOGRAPHIE   
Malek al-Hind (Le roi des Indes) de Jabbour Douaihy, Dar al-Saqi, 2019.
 

 
 
D.R.
La trame policière n’est qu’un alibi pour Jabbour Douaihy pour découvrir cette toile de contrefaçon qui nous enveloppe, contrefaçon de l’Histoire, des rapports sociaux, des fortunes et des croyances.
 
2020-04 / NUMÉRO 166