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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
La maîtresse d’école et la violoniste


Par Jabbour Douaihy
2019 - 04

C’est juste une histoire de fatal attraction. La narratrice est pourtant une femme « rangée », mère d’une petite fille, divorcée, elle a un petit ami, elle enseigne au lycée. Ça arrive lors d’un dîner d’amis bien arrosé, la première impression n’est pas la meilleure, comme il se doit : Sarah est violoniste, fume trop, se maquille avec excès, rit fort, un drôle d’oiseau. Mais bientôt quelque chose s’enclenche entre les deux femmes dans les restaurants, les concerts, les pièces de théâtre (« Théâtre de la Tempête » (!), à la Cartoucherie), le printemps parisien avec du bleu partout et des taches de soleil sur les trottoirs et surtout dans les échanges, « elle parle, elle parle, un vrai moulin à paroles ». Elle finira rapidement par déclarer son amour, par squatter entièrement la vie de son amie dont on ne connaîtra pas le nom et par occuper toutes les pages, tous les paragraphes numérotés (plus d’une centaine) et ça ne parle que de Sarah dans le roman de Pauline Delabroy-Allard.

Cette fille d’universitaire écrivain qui a fait des études de lettres classiques et connaît le métier de libraire signe là son premier ouvrage qui commence à collectionner les prix et a choisi de le publier aux éditions du Minuit. Ça raconte Sarah ressemble bien à ces livres aux couvertures blanches et simples : une écriture palpitante, libre, qui peut aller dans tous les sens. Tout dit le désir, l’impatience de retrouver l’être aimé, nous sommes devant un texte frénétique comme la passion dévorante qui le sous-tend. Toutes les pulsions, tout l’imaginaire, toutes les tensions ravageuses du besoin de l’autre jusqu’au désir de le tuer pour mettre fin à ce qui ressemble plus à une souffrance, sont exprimés à coups de griffes, de répétitions envoutantes. Il y a un départ, une division des tâches : « Dans cette tempête, elle est capitaine de navire. Je deviens femme de marin. » Le deuxième mouvement est plus turbulent, on se querelle, on rompt plusieurs fois par jour (« Je le sens, elle me reproche d’exister, d’avoir croisé son chemin, elle me reproche d’être une femme. ») et on se réconcilie, la paix n’est jamais là, un amour de La Recherche mais criard et stylistiquement haletant, l’envers de Proust.

Malgré la même facture palpitante, la même présence de la nature et des saisons dans les deux villes consécutives où se déroule ce « drame » puisqu’il en est un : Paris avec ses fleurs et ses couleurs et Trieste avec son bora, le vent impétueux de l’Adriatique qui rend fou, les deux parties du roman ne se rejoignent pas.

La première partie, plus grande, semble brodée sur un canevas musical, manière d’hommage à l’amie violoniste. Les mouvements saccadés alternent avec des leitmotivs, une succession infinie de mots, des onomatopées, de petites plages paisibles cèdent la place à des moments de furie, le déroulement des phrases semble aussi imprévisible que le comportement fougueux de Sarah. La gifle vient à la fin de la chevauchée de la première partie, à la charnière du roman, dans la bouche de Sarah : « Il faut que je te dise, je suis malade, c’est grave, j’ai un cancer du sein. »

La deuxième partie souffre quelque part de la comparaison. La narratrice croit vainement pouvoir diluer son chagrin dans un décor italien qui ne lui rappelle pas Sarah, et son récit, qui continue à ne parler que de Sarah, s’étire parfois sans but avec en boucle une musique de fond, La Jeune Fille et la mort de Schubert et la figure obsédante de la femme aimée « avec son corps nu et son crâne cireux », morte, tuée par dépit ou toujours en vie, indécision d’ailleurs exprimée dès les deux pages de la préface. Le texte se « relève » pourtant à la fin avec une manière de fondu comateux, « comme un air qui se perd dans la pénombre ».

Quand la mort brisera les ravages de la passion, il restera pourtant quelque chose en forme d’interrogation : « La vie peut s’arrêter, l’amour peut mourir, et ce monde peut continuer, juste à côté, dans le même temps, dans le même espace, à étinceler de beauté ? »

 
 BIBLIOGRAPHIE  
Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard, éditions du Minuit, 2018, 190 p.

 
 
 
© Catherine Gugelmann
« La vie peut s’arrêter, l’amour peut mourir, et ce monde peut continuer, juste à côté. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166