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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman

Seize petits joyaux de Naguib Mahfouz viennent de paraître en français. Cette anthologie réunit des récits laconiques, à la fois réalistes et allégoriques, magnifiquement traduits.

Par Tarek Abi Samra
2018 - 08


Écrites avec un art consommé, ces nouvelles (initialement publiées en arabe entre 1962 et 1984) sont très insidieuses. Presque toutes commencent bénignement par une scène de la vie quotidienne, celle des fonctionnaires ou des petits-bourgeois du Caire?: une journée au bureau, un après-midi dans un café, une soirée en famille ou dans une taverne, un rendez-vous amoureux dans un jardin public, une file d’attente devant les ascenseurs ou tout simplement le va-et-vient de la foule sur une grande avenue de la capitale. Puis, à peine deux pages plus loin, les personnages prennent vie et nous sommes transportés au cœur de leurs existences?: nous découvrons leurs habitudes, leurs addictions (alcool ou haschich), leurs rêves, leurs déceptions, leurs afflictions, leurs anciennes amours… Tout est encore normal jusque-là, mais petit à petit une certaine étrangeté, difficile à caractériser, s’infiltre dans les récits et les mènent imperceptiblement vers une fin inattendue qui nous laisse perplexe et nous force à nous demander si l’histoire dont nous venons de terminer la lecture n’aurait pas un sens mystérieux qu’il faudrait déchiffrer. 

C’est le cas, par exemple, de celle intitulée «?La nuit sacrée?». Dans une taverne pour vieux alcooliques, le cabaretier annonce?: «?J’ai rêvé hier qu’un présent allait être offert à un heureux chanceux (…)?» Peu de temps après, Safwan, un buveur assidu, quitte le bar en titubant et se dirige vers son domicile. Il se trompe de maison à deux reprises et il en est stupéfait?: alors qu’il boit depuis un demi-siècle, cela ne lui est jamais arrivé auparavant. Il est ensuite arrêté pour ivresse publique?; mais eu égard à son âge, la police le traite avec indulgence et le ramène chez lui. C’est la bonne adresse, c’est bien sa maison, mais en y pénétrant il ne la reconnaît plus?: les lustres, les tapis, le mobilier, la couleur des murs, tout a changé. Trois hommes l’attendent au salon et lui disent qu’il s’est engagé à vendre sa femme et sa maison, et qu’il ne lui reste plus qu’à signer le contrat. Il n’y croit pas ses oreilles, se met en colère, mais la sonnerie du téléphone retentit?: c’est l’aubergiste qui lui conseille de signer, lui disant que «?c’est une chance qui ne se présente qu’une fois dans la vie?». Safwan raccroche, signe et suit l’un des hommes hors de la maison…

Cette nouvelle, de même que la plupart des autres, est évidemment une allégorie. Sa fin exige du lecteur de procéder à une réinterprétation de toute l’histoire, de voir d’un autre œil ce qui semblait être une simple mésaventure d’un vieil alcoolique. Or c’est là que réside toute la difficulté, car quel sens attribuer au présent offert à Safwan?? Est-ce une chance de pouvoir recommencer sa vie?? Ou s’agit-il plutôt de la mort qui le mènera vers l’au-delà?? Ou bien a-t-il reçu le don de la sagesse, et s’est-il alors décidé à se dépouiller de tous ses biens terrestres??

D’autres nouvelles semblent plus claires, mais ce n’est qu’un piège que nous tend Mahfouz. Celle qui donne son titre à l’anthologie est probablement une métaphore des religions?: le narrateur adhère à une organisation secrète et découvre qu’elle est structurée en petits groupes cloisonnés et hiérarchisés, tous prêchant la même doctrine mais chacun selon une méthode et un style différents. Des conflits internes menacent la stabilité de l’organisation, dont les membres commencent à s’insulter et à s’agresser… Est-ce une critique des institutions religieuses sclérosées, du confessionnalisme ou bien des religions elles-mêmes?? Ou est-il plutôt question du fonctionnement des partis politiques??

C’est ainsi que Mahfouz nous frustre à chaque fois. L’on se croit sur le point de saisir une vérité essentielle, mais au dernier moment, le mystère nous échappe. En générant une multitude de questionnements et d’interprétations, ces nouvelles, une fois la lecture terminée, poursuivent leur travail dans l’esprit du lecteur. Ce sont des paraboles qui, d’une certaine manière, ressemblent beaucoup à la réalité?: leurs sens, comme celui de la vie, de notre vie, est fugace, en perpétuel mouvement?; il ne se fixe jamais et dépend, en dernière instance, du point de vue ou de la grille de lecture qu’on décide d’adopter.

 
 BIBLIOGRAPHIE  
L’Organisation secrète de Naguib Mahfouz, traduit de l’arabe par Martine Houssay, Actes Sud, 2018, 208 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166