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Roman
Les aventuriers français au Canada, loin de leur roi


Par Percy Kemp
2017 - 10
«Les croisés, devenus jardiniers, se sont évanouis en cette postérité casanière où ne subsiste plus aucune trace de nomadisme. Mais l'Histoire est nostalgie de l'espace et horreur du chez soi, rêve vagabond et besoin de mourir au loin, mais l'Histoire est précisément ce que nous ne voyons plus alentour. »

Ainsi parlait Cioran. Si vous avez une âme casanière et des souhaits de jardinage, ne prenez pas la peine d’ouvrir Fleur de lys, feuille d’érable, le dernier livre de Karim Tabet. Si par contre vous êtes habité par un désir d’horizons lointains, si vous ne rechignez pas à la prise de risque et si le saut dans l’inconnu ne vous fait point peur, vous y trouverez amplement de quoi vous satisfaire.
Fleur de lys, feuille d’érable est tout à la fois un livre d’histoire et un roman d’aventure. Tabet y aura d’ailleurs réussi la gageure de dépasser la distinction qu’on fait d’ordinaire entre l’écriture dite scientifique d’une part, et la fiction de l’autre, démontrant ainsi, si besoin était, que dès lors que l’on écrirait, c’est toujours de la fiction que l’on produit.

Ne serait-ce que parce que c’est à la lumière de nos propres désirs, souhaits, croyances et préjugés, que nous scénarisons et mettons en scène les faits historiques qui s’offrent à nous. Tout au plus pourrait-on donc dire qu’un roman serait une œuvre de fiction qui annoncerait ce qu’elle est, tandis qu’un livre d’histoire serait une œuvre de fiction qui avancerait déguisée et camouflée.

À travers l’histoire de trois personnages imaginés par l’auteur (Benjamin, Gilles et Marie) et partis au XVIIe siècle de France pour la Nouvelle-France chacun de son côté et chacun pour ses raisons, Fleur de lys, feuille d’érable évoque la genèse du Canada français de la Nouvelle-France comme on l’appelait. 

Tabet évoque éloquemment les hésitations et les tergiversations de Louis XIV à l’égard de cette province française d’outre-mer, trop occupé qu’il était alors à ses guerres européennes aussi inutiles que stériles (« Le roi s’amuse à prendre la Flandre », disait, caustique, Mme de Sévigné).

Tabet insiste aussi sur le lourd tribut de sang que les colons français du Canada durent payer l’indifférence du pouvoir royal à leur égard, comme, d’ailleurs, son insouciance coupable à l’égard des intérêts de la France outre-Atlantique, sacrifiés à l’autel eurocentriste de Louis XIV dont les rêves de grandeur seront demeurés prisonniers du cadre étroit du Vieux Continent. 

D’un mot, la fleur de lys du Roi Soleil aurait plutôt été une feuille de vigne : feuille de vigne qui lui aurait servi à cacher le fait, qu’en ce qui concernait en tout cas le Canada et les Amériques, le roi était nu.

Surtout, Tabet décrit avec une précision d’entomologiste, et à grand renfort de détails minutieux, les conditions de vie particulièrement dures des colons, l’âpreté du combat permanent qu’ils devaient livrer au quotidien contre les Indiens comme contre une nature encore indomptée, l’extrême précarité de leur existence et le caractère infiniment ténu de la frontière qui sépare la vie de la mort. 

De quoi faire rougir de honte les jardiniers casaniers que nous sommes aujourd’hui devenus, nous à qui l’idée ne viendrait même pas de nous aventurer hors de chez nous sans notre téléphone mobile et notre carte de crédit.

Fleur de lys, feuille d’érable est un livre que tout francophone et francophile se devrait de lire. Ne serait-ce que pour se rendre compte qu’omniprésente lorsque tout va bien, la métropole est immanquablement aux abonnés absents dès lors qu’on en a vraiment besoin et qu’il ne faut en réalité jamais compter que sur soi.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Fleur de lys, feuille d’érable de Karim Tabet, éditions Persée, 2017, 273 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166