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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
L’œil de la guerre


Par Charif MAJDALANI
2007 - 01


Arturo Perez-Reverte est un des romanciers espagnols les plus en vue aujourd’hui. Reporter de guerre et marin, membre de l’Académie royale espagnole des lettres, il est l’auteur d’une œuvre importante dans laquelle alternent l’action, l’aventure de cape et d’épée et l’intrigue policière. Mais tous ces ingrédients romanesques d’avant-scène dont Perez-Reverte use avec brio s’accompagnent toujours chez lui d’un deuxième plan fait d’allusions savantes et de réflexions sur l’art, notamment sur la peinture et la musique, ou sur les finesses des arts ludiques tels le jeu d’échecs, des réflexions qui finissent par s’aboucher directement à l’intrigue elle-même pour en devenir l’élément essentiel.

Tout cela ne se retrouve pourtant que modérément dans le dernier livre de Perez-Reverte, Le Peintre de batailles, dont la traduction française est à paraître durant le mois de janvier. Sans intrigue policière, mais reprenant deux motifs essentiels de l’œuvre du romancier, la guerre et ses monstruosités ainsi que la réflexion sur la peinture, le livre fait aussi la part belle à la double expérience de Perez-Reverte en tant que reporter de guerre et de marin. Mais très curieusement, cette double expérience est ici envisagée dans son retournement désabusé, puisque le personnage principal a sa carrière de reporter derrière lui et vit sur la côte, dans une ancienne tour de guet, marin en rade condamné à regarder la mer.

Dans cette tour, l’ancien reporter s’est converti à son ancien métier de peintre et entreprend de peindre une immense fresque sur les murs arrondis de la salle principale du bâtiment, une fresque représentant une scène de bataille à la manière des grandes fresques anciennes de Paolo Uccello ou des tableaux de Goya. Inspirée du motif de la bataille qui traverse l’histoire de la peinture et donnant de ce fait lieu à de passionnantes considérations sur l’art pictural, la fresque tire surtout son horrible sève de l’expérience propre de Faulques acquise dans sa couverture de la plupart des conflits qui ont ravagé la terre durant le dernier quart du vingtième siècle. En abandonnant son métier pour se consacrer à cette œuvre sans avenir, Faulques tente, après des décennies de fréquentation de l’horreur, d’en comprendre les raisons, ou le sens, ou la finalité, à travers un art plus propice à ses yeux que la photographie à faire affluer ne serait-ce que des bribes de sens dans la représentation des abominations de l’histoire. Or tandis qu’il travaille, un homme apparaît avec lequel le peintre va avoir, durant trois jours, c’est-à-dire sur la durée du roman, un long tête-à-tête et de longues discussions sur toutes ces questions. De cet homme, l’ancien reporter avait pris quinze ans auparavant une photo qui avait fait le tour du monde et lui avait valu une part de sa célébrité. En revanche, elle avait coûté à l’homme, un ancien milicien croate, tous les malheurs possibles. Rendu malgré lui célèbre par la photo, il sera identifié dans un camp de prisonnier et torturé sans fin, tandis que sa femme et son fils seront massacrés, dans leur village, après d’affreux supplices. À la recherche pendant quinze ans du photographe responsable de son malheur, l’homme le retrouve donc dans sa tour et lui demande réparation.

Roman terrible sur le rôle de la photographie et du reportage de guerre en toutes ses perversions, comme il y en eut déjà par le passé, mais d’une violence ici insoutenable, réflexion sur la capacité de l’art à exprimer la vérité sur l’inhumanité de l’homme, Le Peintre de batailles est aussi un tour du monde des atrocités de l’histoire, à travers l’évocation par les deux personnages d’une série sans fin de scènes de violence dont ils ont été témoins, dans tous les coins de la terre et dans lesquelles l’homme fait subir à son prochain les plus atroces souffrances et lui impose sans fin son pouvoir le plus arbitraire. Mais cet insupportable leitmotiv est décliné le long d’un magnifique dialogue entre deux hommes purgés de toute passion par les horreurs qu’ils ont rencontrées durant leur existence et environnés par les couleurs et les formes de la fresque dialoguant de leur côté avec les couleurs changeantes des jours d’été qui s’écoulent solennellement. Et tandis que le dialogue des lumières et des couleurs fait ressortir la terrifiante synthèse de la violence humaine représentée sur la fresque, celui des hommes tente d’en comprendre désespérément les raisons et les rouages, tandis que le moment du règlement de la dette approche.

 
 
© Bertini Jean-Luc / Opale
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Peintre de batailles de Arturo Perez-Reverte, traduction française, Seuil, 2007.
 
2020-04 / NUMÉRO 166