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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Délires de femme, destin d'histoire...
Deux lectures du nouveau roman d'Élias Khoury tentent de mettre en lumière les tourments d'une femme en proie à des crises d'hystérie dans un contexte familial et historique qui ne l'est pas moins.

Par Katia Baddoura
2007 - 02



Dans son dernier roman, Élias Khoury, beaucoup plus que dans ses œuvres précédentes, élève le dialectal au titre de langue d’écriture éminemment littéraire. À l’instar de ses œuvres précédentes, ce roman est complexe, tentaculaire et rebelle à toute forme de verrouillage conceptuel. « Je suis incapable de distinguer la réalité de la fiction », phrase énoncée dans La porte du Soleil, est également emblématique de ce roman. Déjà le titre lui-même (comme si) nous introduit dès le départ dans l’univers du clair-obscur, de la semblance, de la mouvance, des semi-réalités et semi-vérités, où les repères qu’ils soient spatio-temporels ou sémantiques s’imbriquent, univers caractéristique d’ailleurs de toute l’œuvre de Khoury. À l’image du monde qu’elle nous livre, déchiqueté, angoissé, meurtrier de ses fils et meurtri à la fois, l’écriture de Khoury est disloquée, répétitive, tourne sur elle-même à la façon d’un mauvais rêve. Le lecteur se trouve ainsi entraîné dans la même aventure extraordinaire que celle des personnages, à savoir la recherche d’un sens évanescent, à créer à chaque fois de toutes pièces, n’ayant à son secours que les restes épars d’une mémoire elle-même lacunaire. Serait-il étonnant dès lors de rencontrer dans son univers romanesque des êtres schizoïdes comme Nahila et Younès dans La porte du Soleil, Yalo et Daniel dans Yalo, et des femmes fort peu équilibrées comme Gabi, la mère de Yalo, Saada la mère de Milia ou encore Milia elle-même, héroïne de ce dernier roman ?
L’hystérie comme entrée en matière pour « une » lecture de ce roman, nous a paru une clé qui donne accès non seulement aux tréfonds de ce personnage à la fois séducteur et effrayant qu’est Milia, mais permet de comprendre également comment l’individuel et le collectif aussi bien que la forme romanesque qui les tisse font partie d’un même destin, qui est chez Khoury, hystérique. Cette lecture, partant du psychologique, le transcende néanmoins vers une vision parallèle plus philosophique de l’homme en général et de l’histoire. L’hystérie devient ainsi une caractéristique fondamentale de la condition humaine et de la marche discontinue de l’histoire ; elle préside au mouvement par lequel l’œuvre romanesque se produit, se structure et prend forme.

Milia nous apparaît comme une femme « dérangée ». Déjà Hippocrate, en 400 avant J-C, considérait que les symptômes hystériques étaient dus à la migration de l’utérus à travers le corps jusqu’au cerveau. Les fantasmes de Milia, les troubles de son identité sexuelle, son délire religieux, sa façon schizoïde de vivre son corps, à la fois proie d’une « hyperérotisation globale » et d’une inhibition sexuelle génitale, son « fantasme fondamental » de la Vierge Immaculée concevant un enfant hors de toute pénétration, caractérisent une personnalité hystérique. Mais si l’hystérie est la réponse pathologique à l’angoisse, de quoi Milia a-t-elle si peur ?

D’abord du surgissement du désir et de l’éventualité de son accomplissement jouissif. Son imaginaire est également hanté par les histoires troubles de sa famille : elle a peur d’être abandonnée par ses amoureux comme son grand-père Salim Chahin avait abandonné sa grand-mère Hassibeh pour la putain égyptienne et faillit tuer son fils qui l’épiait. Le ménage de ses parents, troublé par les superstitions religieuses de Saada considérant, sous influence de sœur Milaneh, que la sexualité hors du strict devoir de procréation était impure, fut ébranlé par l’irruption d’un tiers, la bonne Hanneh, dont l’image est associée dans les rêves de Milia à celle de son père lorgnant ses gros seins. Les rêves de Milia prédisant la perte de Wadih, Naguib, puis Mansour n’ont rien de prophétique, ils reproduisent ces expériences passées et provoquent inconsciemment l’échec de sa vie relationnelle. Avec l’accord tacite de la mère de Milia et de son frère Salim, Naguib la quitte pour Angèle. Moussa, le cadet, promit de tuer son frère, mais se contenta de le chasser du foyer familial. 

De ces histoires, Milia a retenu que le tiers est un élément perturbateur, que les épouses finissent toujours par être abandonnées et cette angoisse de tout perdre qui s’est transformée en certitude inébranlable l’a poussée à tout perdre jusqu’à se perdre elle-même ; « je veux mourir », crie-t-elle lors de l’accouchement.

L’angoisse de la mort préside également à ces histoires : le père qui tue son fils, la mère qui trahit sa fille, le frère qui tue son frère. Elle voyait le père - sous le visage de Mansour, de Moussa ou de son propre père - venir lui prendre l’enfant et lui crier : « Non je ne te laisserai pas faire à mon fils ce que ton père t’a fait lorsque tu l’as suivi chez l’Égyptienne. » Elle refusait de partir s’installer à Yafa de peur que son époux en envoyant son fils dans une ville en guerre, ensanglantée, en proie à des troubles politiques, ne l’envoie à sa mort certaine. L’histoire du Christ sur la croix reprenant comme toile de fond celle d’Isaac et d’Abraham raconte cette angoisse, sauf que cette fois, il n’y eut pas de mouton et le Christ fut sacrifié. « S’Il le savait, il ne serait pas allé. » Milia, elle, le savait et il fallait qu’elle empêche ce sacrifice à tout prix. L’histoire du fils, Khoury l’a contée dans Yalo. Ici, c’est surtout de la Mère qu’il s’agit.

Traumatisée par les atrocités d’une famille archaïque et disloquée, siège de dérèglements et de souffrances, Milia tente de refonder par le symptôme la Sainte Famille archétypique. La famille, unité biologique et mythique, renvoie à cette autre unité qu’est l’entité sociopolitique et culturelle dont Milia, née en 1923 et morte en 1947, est également un symbole éloquent. En filigrane des troubles psychiques de Milia, transparaissent les troubles qui tiraillent la Palestine et la région. Le tableau accroché à l’hôtel Massabki, où Milia a passé sa lune de miel, représentant le roi Fayçal de Syrie, rapproche le destin individuel du destin historique d’une région. Évoquant Nazareth, Mansour constate que « la ville aussi est démente ». Milia devient ainsi une allégorie politique, le symbole d’une terre matricielle qui se désintègre, en perte d’identité, de repères, de valeurs, au bord du gouffre et de la folie, où l’inconcevable devient possible, où la nuit se mêlant au jour risque de tout engloutir. « Historia hysteria », l’historique est également hystérique, dit Edgar Morin. Et « c’est dans l’hystérie que nous vivons l’intensité de notre réalité et l’immensité de notre illusion ». Nous ne pouvons vivre que dans l’hystérie, dans l’hybris, dans le dialogisme entre raison et déraison, Eros et Thanatos, veille et somnambulisme, réel et hallucinations. Khoury comme Morin voit en l’homme un être condamné à vivre – que cela soit au niveau psychique ou historique – « demi-éveillé et demi-somnambule ». Le risque, c’est lorsqu’un aspect est complètement englouti par l’autre, la mort n’étant plus qu’un long rêve après quoi nul réveil n’est possible. L’engloutissement final de Milia par son rêve constitue le climax du roman.

L’écriture romanesque de Khoury, tout en hystérisant le monde, est elle-même hystérique : un jeu permanent entre sapiens et demens. Elle s’apparente au rêve par son caractère lacunaire, incertain, à jamais inadéquat, lieu mythique où le réel est imaginaire et l’imaginaire réel, un récit dont il ne reste que des bribes et dont l’interprétation est toujours réductrice. « L’insensé a pris forme, le multiple discordant repose, finalement, dans un rêve », dit J-B Pontalis. N’est-ce pas ce que l’écriture de Khoury fait advenir dans l’univers romanesque ?

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Ka’annaha na’ima (Comme si elle dormait) de Élias Khoury, éditions Dar al-Adab, Beyrouth, 2006, 392 p.
 
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