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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Les miroirs de l’univers


Par Antoine Boulad
2007 - 05


« Le point de départ du livre, comme le note dans son avant-propos l’auteur de la monumentale Histoire de la Lecture, est une question qui demeurera bien évidemment sans réponse  :  Pourquoi continuons-nous d’assembler sous forme de rouleaux, de livres et de microprocesseurs, sur les étagères de bibliothèques matérielles, virtuelles ou autres, les moindres fragments d’information avec l’intention pathétique de prêter au monde un semblant de sens et d’ordre, tout en sachant très bien que nos entreprises sont hélas vouées à l’échec ? ».

S’étant lui-même entouré d’un nombre impressionnant d’étagères chargées de livres dont les limites se confondent avec celles du presbytère où il a élu domicile, Alberto Manguel distingue l’ordre qui règne dans son royaume pendant le jour, reflet sévère et délibéré du monde, du joyeux désordre de la nuit, lorsque ses yeux et ses mains « recréent le chaos », nouant des alliances entre des cultures et des siècles différents.

Et c’est bien à ce voyage nocturne, à ce périple transversal et érudit dans le temps et l’espace que nous invite Manguel, une aventure téméraire dans le foisonnement du « miroir de l’univers », de la quête d’immortalité de la bibliothèque d’Alexandrie, au livre fondamental de Robinson Crusoé en passant par les vingt-huit volumes du panorama général de ce que les arts et les sciences ont produits, l’Encyclopédie, ou les conquistadors espagnols qui ont mis le feu aux livres des Mayas. De la bibliothèque transportée à dos de bourrique dans la Colombie rurale aux colis sommairement entreposés de la future bibliothèque Nationale du Liban. Des cabinets de travail des écrivains qui « se font un lit parmi les livres », Cervantès, Borges et Machiavel, à la mise à sac de la Bibliothèque Nationale de Bagdad à laquelle assista sans intervenir l’armée anglo-américaine. Du roi Assurpanipal qui se vantait d’être lui-même un scribe au richissime Andrew Carnegie qui en 1890 considérait la bibliothèque gratuite comme le plus beau cadeau que l’on puisse offrir à une communauté en passant par l’Ambrosiana de Milan qui fut en 1609 la première bibliothèque publique de la Renaissance en Europe.

Que cette accumulation encyclopédique de l’essai ne trompe pas : rien de froid ni de docte ne tombe sous la plume conviviale de ce lecteur acharné, touché dès l’enfance à Buenos Aires par Jérôme, le saint patron des lecteurs ! C’est qu’Alberto Manguel est un écrivain de premier rang et, à ce titre, il émaille son propos d’anecdotes autobiographiques, débutant son périple planétaire des bibliothèques par la sienne propre. Le lecteur se délectera d’apprendre par exemple que les maçons qui ont bâti sa bibliothèque, bloc après bloc, à la manière d’habiles typographes dans une imprimerie à l’ancienne, mêlent dans leur labeur les pierres et les lettres, puisque dans le parler local une grosse pierre est une « majuscule » et une petite « une minuscule ». « Passe-moi une majuscule, se criaient-ils l’un à l’autre pendant que les livres attendaient dans leurs caisses le jour de leur résurrection ! ». Écriture généreuse et pleine de finesse, chaleureuse et pénétrante telle cette note déconcertante : « Les livres sont transformés par l’ordre dans lequel nous les lisons. Don Quichotte lu après Kim et Don Quichotte lu après Huckleberry Finn sont deux livres différents. »

Une part d’ombre reste toutefois attachée à toute bibliothèque. Celle-ci a toujours coexisté avec la censure. Depuis des millénaires avant notre ère, une bibliothèque est également constituée de ce qu’elle ne contient pas : par le poids de l’absence ! À notre époque, les méthodes de censure sont certes moins radicales que celles de l’Inquisition ou des pillages nazis mais, en mars 1996, le ministre français de la Culture, Philippe Douste-Blazy, mécontent de la politique d’extrême-droite pratiquée par le maire d’Orange, ordonne l’inspection de la bibliothèque municipale et découvre que des livres y avaient été retirés au nom de « l’authentique héritage culturel français ».

Et puis, il y a la bibliothèque mentale. Celle qui se construit dans la mémoire. Les souvenirs de ceux qui avaient écouté la poésie d’ Abou Nawas et à qui font appel les scribes, à la mort du Maître, pour établir un exemplaire de son œuvre !

« Il se peut que les livres ne changent rien à nos souffrances. Il se peut qu’il n’existe aucun livre, si bien écrit qu’il soit qui puisse alléger d’une once la douleur des tragédies d’Irak ou du Rwanda, mais il se peut aussi qu’il n’existe aucun livre, si atrocement écrit qu’il soit qui ne puisse apporter une épiphanie au lecteur qui lui est destiné ».

Les bibliothèques continueront d’exister aussi longtemps que nous persisterons à attacher des mots au monde.

 
 
La bibliothèque a toujours coexisté avec la censure. Elle est également constituée de ce qu’elle ne contient pas : par le poids de l’absence !
 
BIBLIOGRAPHIE
La Bibliothèque, la nuit de Alberto Manguel, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, édition bilingue, Actes Sud, 2006, 432 p.
 
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