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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Une aventure à hauteur humaine


Par Clémence Boulouque
2007 - 09



« Il quitta le Liban, un matin de printemps 1908 ou 1909, emportant sans doute, dans une petite valise, quelques chemises et quelques mouchoirs, et dans la tête quelques délicats souvenirs, les arbres du jardin de la maison familiale où le vent de la mer redit les grandes scansions du large, l’odeur du jasmin et des gardénias, le ciel de Beyrouth vaste et tendre comme la joue d’une femme et le blanc liturgique des neiges du mont Sannine. » Cette phrase ressemble à la prose de Charif Majdalani : l’ampleur et le lyrisme résonnent d’une intelligence sensible. Tout au long du roman, on trouvera des paysages de mots, des images ciselées comme ce « blanc liturgique » des reliefs ou ces « grandes scansions du large ». Car c’est ce que fait ce texte : il happe le lointain, scande une histoire à la fois familière et méconnue, il appuie certains épisodes pour mieux faire entendre les accents de destins qu’une diction habituelle pourrait passer sous silence, une diction qui ne s’attacherait qu’aux héros des récits nationaux, à la postérité et non aux Ulysse flamboyants et anonymes. Le narrateur traque sur des photos, seules traces d’un être devenu un mythe familial, une ressemblance de son grand-père maternel avec William Faulkner. Cette histoire d’aïeul, en l’occurrence de Samuel Ayyad, pourrait être aussi une chanson de geste nationale tant elle retrace les chemins d’un Liban hors de ses frontières, ici ou ailleurs, ceux qu’ont emprunté les êtres partis de leur terre natale au tournant du vingtième siècle, pour aller chercher l’aventure ou la fortune. Loin du Brésil ou des États-Unis, c’est l’ingrat Soudan que Samuel Ayyad choisit  – une terre de cocagne pour les jeunes protestants anglophones puisque le pays vient de passer sous la tutelle des armées anglo-égyptiennes et que les Britanniques engagent des Arabes chrétiens parlant leur langue pour faire office d’interprètes et d’intermédiaires avec la population. À la faveur d’une cohabitation non choisie avec le major Moore, fougueux et intempérant, Samuel Ayyad est plongé dans un monde qui se déchire. Évidente Odyssée et retour impossible ou différé, Caravansérail est aussi une page d’histoire entre le monde arabe et la puissance occupante britannique qui exhale un souffle brûlant, où T.E. Lawrence et Lawrence Durrell semblent veiller. La lenteur d’un monde en suspens, où les déflagrations ne sauraient tarder, les locomotives du train Le Caire-Louksor, jusqu’à Khartoum, sont décrites en une écriture qui charrie sa poussière. Les haltes auprès des tribus soudanaises, les caravaniers, les jeux de dupes pour un équilibre politique instable sont tout en saveur. Fût-elle, parfois, amère.

Dessinant, à travers le regard de son aventurier, le Darfour et exhumant les semences du conflit qui ne cesse de l’ensanglanter, allant jusqu’à Damas et retournant au pays, Charif Majdalani se fait aussi pédagogue. Mais des révoltes mahdistes aux territoires du Kordofan, tout son propos et toute sa géographie sont à hauteur humaine – qui permet au lecteur de partager avec Samuel « une définitive amitié (…) pour les crépuscules sanglants et pour la nuit qui se referme brutalement sur le grand livre de sable des déserts et des savanes à l’oublieuse mémoire ». Mais il est toutefois possible de deviner Charif Majdalani soucieux d’inscrire l’expérience humaine sur de toutes autres étendues que sur du sable. Sans doute, aussi, a-t-il à cœur de rappeler la mémoire, de souligner la fratrie composée par les identités meurtries, celles qui, tout autour du globe, sont échos les unes aux autres. Les métissages sont aussi ceux du sang. Qu’en est-il, alors, de leurs héritiers ? Dans les familles littéraires, ces auteurs qui parcourent un même espace et partagent un même souffle d’écriture, on pense au formidable romancier anglo-soudanais Jamal Mahjoub. L’un comme l’autre livrent une prose qui agrippe l’histoire et s’interroge sur le présent. Comment habiter ce monde, si ce n’est en l’inscrivant dans sa prose ? L’auteur de L’Histoire de la Grande Maison prouve que la sienne a les dimensions du monde.

 

Extrait de Caravansérail, pp. 13-14

Au commencement, son histoire ne diffère pourtant guère de toutes celles des émigrés libanais qui, entre 1880 et 1930, quittèrent leur terres natales pour aller par le monde chercher l’action, la gloire, ou la richesse. Si nombre d’entre eux rencontrèrent le succès grâce au commerce et aux affaires, il y en eut dont l’histoire garda un souvenir plus aventureux, comme ceux qui descendirent l’Orénoque pour vendre les produits de la civilisation à des populations ignorées du monde, ou ceux qui furent les héros d’odyssées improbables dans les confins de la Sibérie pendant les guerres civiles russes. Lui fut de ceux-là, qui finalement revinrent les yeux et la tête pleins de souvenirs d’équipées et de folies. Il quitta le Liban, dit la tradition, dans les années 1908 ou 1909. Il aurait pu partir pour les États-Unis ou pour le Brésil, comme les plus nombreux, ou pour Haïti ou la Guyane, comme les plus audacieux, ou pour Zanzibar, les Philippines ou Malabar, comme les plus originaux ou ceux qui rêvaient de fonder des fortunes sur des commerces rares ou jamais vus. Or il choisit les terres les plus ingrates qui fussent en ce temps-là, il partit pour le Soudan. Mais le Soudan offrait alors des possibilités immenses pour les jeunes Libanais, s’ils étaient occidentalisés, anglophones, et Protestants de surcroît. Or il possédait ces trois caractéristiques, étant issu d’une vieille famille de lettrés et de poètes protestants originellement orthodoxes de la Montagne libanaise, des poètes et lettrés qui, au temps où le vent du renouveau soufflait sur la pensée en Orient, écrivirent des traités sur la modernisation des tropes dans la poésie arabe, des divans de poèmes et même un dictionnaire Arabe-Anglais. Sur son enfance, rien n’est attesté, mais ce qui l’est en revanche, c’est qu’à dix-huit ans, il commença des études au Syrian Protestant College de Beyrouth. Après ça, le vieux nom qu’il portait ne dut pas lui ouvrir d’autre carrière que celle de l’érudition, accompagnée d’un quelconque emploi au service de l’administration ottomane. Il faut croire qu’il ne put s’en satisfaire. Comme les conquistadores qui partirent d’Europe quand celle-ci ne pouvait plus les contenir, il quitta le Liban, un matin du printemps de 1908 ou 1909, emportant sans doute, dans une petite valise, quelques chemises et quelques mouchoirs, et dans la tête quelques délicats souvenirs, les arbres du jardin de la maison familiale où le vent de la mer redit les grandes scansions du large, l’odeur du jasmin et des gardénias, le ciel de Beyrouth vaste et tendre comme la joue d’une femme et le blanc liturgique des neiges du mont Sannine. 

 
 
Dans la prose de Charif Majdalani, l’ampleur et le lyrisme résonnent d’une intelligence sensible
 
BIBLIOGRAPHIE
Caravansérail de Charif Majdalani, Seuil, 214 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166