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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman



Par Fifi ABOU DIB
2007 - 09


Né en 1972, Mathieu Terence a publié son premier roman à 25 ans et ne cesse depuis d’enchaîner les prix littéraires. Mis bout à bout, ses titres précédents annoncent Technosmose?: Palace Forever, Les filles de l’ombre, Maître-chien, autant de références à l’enfermement et à la surveillance. Mais l’ambition de ce jeune auteur qui déclare avoir «?appris à écrire en lisant et en raturant?» ne se limite pas à l’exploitation d’un filon. Technosmose est certes l’histoire d’une prisonnière qui, dès le premier jour de son «?incorporation?», trame son plan d’évasion. Mais nous sommes aux environs de 2060, et l’action a pour théâtre une prison à la pointe de la technologie, qui plus est ensevelie à près de 100 m sous terre au milieu d’une forêt de Colombie-Britannique (Canada). Dans ce roman mille-feuille, il y a aussi une autre histoire. Celle d’un jeune écrivain qui rêve d’accoucher d’un livre qui lui permettrait de réparer son échec amoureux. Il dit joliment?: «?J’ai été rompu.?» Mais le hasard fait qu’il est appelé à rédiger une monographie sur Otto Maas, l’architecte de la prison d’Atlin, le monstre technologique où est détenue Iris. Initiée à la lecture dès son jeune âge par Lucas, son frère compositeur, Iris attend de ce dernier un livre qui lui permettra de sortir, au propre comme au figuré, de l’enfer carcéral. Ce sera La chasse au mérou de Georges Limbour. Otto Maas, lui, n’a pas lu grand-chose. Il appartient à la génération des consommateurs de jeux vidéo et ne jure que par l’informatique. Ou plutôt oui, il a lu Les fourmis de Bernard Werber. C’est de là qu’il tient le concept d’architecture souterraine qui a fait son succès. C’est là aussi qu’il a appris à associer «?organisme?» avec «?organisation?».

L’intrigue de Technosmose est d’emblée évidente?: qu’est-ce qui permettra à Iris, condamnée à 18 ans de réclusion dans la prison la plus performante du monde en termes de sécurité et d’adaptation à la vie carcérale, de jouer les filles de l’air?? Quelle force naturelle ou surnaturelle mettra-t-elle en œuvre pour tromper la technologie?? La réponse est dans cette écriture chiadée, documentée à l’extrême, tantôt maladroite (cet éculé «?Condor?» dont on affuble les amantes, en littérature ou ailleurs, et certains passages érotiques navrants) et tantôt d’un lyrisme flamboyant («?Les folioles des frondes d’un asaret?», «?la nuit profuse des grands sapins serrés?») où l’on perçoit une aspiration à l’universalité. Le désir de tout écrivain n’est-il pas in-fine d’écrire le livre des livres?? Les allusions de Terence sont nombreuses à ce livre-bâteau, manuel d’évasion ou de survie dans une île déserte, ce livre absolu. Le sien est un cargo naviguant sur la limite extrême de sa ligne de flottaison. Ses conteneurs livrent des outils d’écriture, des éléments de biologie et de botanique, d’architecture, d’informatique, de diététique, et la nomenclature exhaustive de la musculature humaine. Par-dessus tout, ils livrent des livres?: œuvres fondatrices de la littérature et récits d’évadés. Le livre des livres serait-il un livre sur les livres??

Dans cette mise en abîme de l’auteur écrivant l’enquête du narrateur qui cherche dans l’amour d’une prisonnière évadée la clé de sa propre liberté, dans cette histoire d’inceste où le mythe de l’hermaphrodite recomposé résout majestueusement la solitude originelle, de très beaux aphorismes consacrent un grand auteur?: «?Il n’est pas d’initiation qui ne soit l’apprentissage de la liberté?»?; «?le temps est une notion douloureuse quand on est enfermé, inutile quand on ne l’est pas?»?; «?le camouflage le plus sûr est une notoriété choisie?» et d’autres gemmes que le lecteur découvrira avec bonheur.

Pressenti pour le Goncourt, Technosmose est assurément un beau roman, sombre et dense avec des fulgurances. Poète, Terence avait intitulé un recueil Aux dimensions du monde. Son dernier livre chasse dans ces eaux-là?!

 
 
© C. Hélie / Gallimard
C'est une mise en abîme de l’auteur écrivant l’enquête du narrateur qui cherche dans l’amour d’une prisonnière évadée la clé de sa propre liberté
 
BIBLIOGRAPHIE
Technosmose de Mathieu Terence, Gallimard, 240p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166