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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman



Par Katia GHOSN
2007 - 10



Al-tashahhi est à la fois concupiscence, désir vif des biens terrestres, appétit sexuel, gloutonnerie, convoitise… En quoi l’avidité sexuelle et les nourritures gargantuesques sont-elles responsables de la  disparition du sexe de Sarmad, le malade irakien en exil, traducteur de métier, dont le nom qui signifie éternel suggère un tout autre destin que celui de son feu membre?? Sarmad devint obèse, dépressif, en proie à une mélancolie incurable.

La sexualité s’amplifie et se ramifie. Viona, l’Écossaise, l’initie au corps de l’autre?; plus âgée que lui, elle lui faisait l’amour comme si elle le dévorait. Comme elle, il n’aime pas les Anglais. Avec Guitta, l’Est-Allemande, il fait le deuil du marxisme-léninisme et du Parti communiste irakien persécuté par Saddam. Amina «?la blanche?» obtint, de par l’influence de son père, un job de traductrice à Londres auprès d’une société irakienne. Avec elle, le sexe avait le goût de la défaillance des Irakiens en exil. Les multiples conquêtes du héros, décrites par le menu et ressassées au fil des pages, parodient une littérature transformée en baisodrome. Seulement à la fin, le héros exprime son exaspération?: «?Le sexe entraîne la lassitude?; je n’arrive pas à me souvenir des détails de mes fornications ni à fixer longuement un film pornographique.?» «?La nudité totale ressemble au voilement total, les deux nient l’existence de la femme et la font disparaître.?» Malgré le soutien de son médecin pakistanais et du Dr Youssof, son ami d’enfance qui le fit interner dans un centre spécialisé à Paris où se pratiquent des thérapies importées de la Chine et où Chandy la responsable s’occupa de lui en personne, son état ne s’est pas amélioré. Bien au contraire, son sexe semble l’avoir déserté pour de bon.

Un jour, un éditeur assez connu à Beyrouth lui demande d’écrire «?à propos des villes qui disparaissent sans que personne ne s’en aperçoive?». À la dimension physique de la sexualité s’ajoute une autre, éminemment politique. Comme corps à corps, la sexualité est la métaphore de la guerre?; les corps s’embrassent et s’embrasent. «?Tu ne baises pas, tu te venges?», lui disait Viona. Sarmad, lui, remarque non sans amertume que «?les massacres également se font corps à corps?». La disparition du sexe figure l’anéantissement de Bagdad, et par-delà de tout l’Irak. «?Les blonds?» qui ont pénétré la ville en jouant ont fait de la guerre une fête animée par des feux d’artifice. De cette ruine, les bourreaux irakiens ne sont pas moins responsables?: Mouhannad, son frère, corrompu, enrôlé par les services secrets est le symbole de la terreur interne. Abou Maxime, Abou el-Ez, sont d’autres figures d’un Irak qui se décompose?: espionnage, blanchiment d’argent, contrebande de pétrole et d’autres richesses du pays, assassinats… La disparition du membre est aussi l’image de l’exil vécu par le héros comme fuite et trahison. Alef, la bien-aimée, plus belle que toutes les Marilyn, omniprésente mais inaccessible, choisissant de rester malgré tous les malheurs advenus à sa famille, lui a toujours reproché sa désertion. À toutes ses amantes, il a parlé de Alef. Alef est la première lettre de l’alphabet, «?un cantique et un hymne sumérien?». Elle est la femme et la patrie. Elle est nostalgie?: «?Oui, mon obésité est devenue une maladie qui demande à être traitée. Ma maladie est mon désir de son ventre, de ses jambes, de sa poitrine, de tous ses membres, de ses plaisirs et de ses malheurs. Et maintenant que ferons-nous l’un de l’autre?? Je ferme les yeux et mon imagination s’en va indolente aux contrées lointaines de Alef, devenues méconnaissables après tant d‘années.?»

La nostalgie de la terre chair exprime son refus de guérir et ses réticences à perdre du poids. En Alef il s’est ouvert à la vie et à ses appétences. Loin d’elle, ces mêmes plaisirs ont causé sa perte. Son sexe, perturbé dans ses fonctions, s’est rétracté?; sa disparition n’est pas la conséquence de la concupiscence mais son impossibilité, et elle ne sera pas éternelle.

Si, dans Naphtaline, Dunia se souvient de l’Irak des années 40-50, Al-tashahhi, écrit entre 2003 et 2006, raconte l’histoire de l’Irak de Saddam jusqu’à l’invasion américaine. Sarmad, le principal narrateur, évite le recours à une trame «?sanguinaire et tragique?», il nous livre pour autant un récit lancinant sur les tourments de l’Irak contemporain. La narration de cette guerre souffre par ailleurs d’un mal-être?; produite par CNN et BBC, elle nous est livrée comme le junk food gratuitement à domicile. La traduction a pour devoir d’être infidèle. La maladie de Sarmad se révèle en dernière instance la défaillance de la langue arabe. L’agonie du sexe est aussi celle de la langue.

 
 
La sexualité est la métaphore de la guerre ; les corps s’embrassent et s’embrasent
 
BIBLIOGRAPHIE
La Concupiscence (Al-tashahhi) de Alia Mamdouh, Dar al-Adab, 2007, 270 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166