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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Circuit des rêves


Par Jabbour DOUAIHY
2007 - 10



Avec le romancier italien Alessandro Baricco, qui a connu un succès fulgurant avec son petit roman, Soie, le récit est une aventure. Probablement dans un sens plus littéral que ne l’aurait souhaité Claude Simon qui ne pouvait pas prévoir sans doute que le genre romanesque rebondirait encore une fois à partir de la diégèse (la chose racontée) et des techniques de narration. Animateur d’ateliers d’écriture, musicologue et philosophe, Baricco choisit pour son dernier roman, Cette histoire-là, un démarrage sur les chapeaux de roues, surtout que c’est d’une histoire d’automobiles ou plus précisément de routes qu’il s’agit. Rien donc que cette « ouverture » d’enfer en une dizaine de pages, sur la course Paris-Madrid vite transformée en carnage en l’année 1903, pour nous emballer dans une lecture haletante à la poursuite d’un récit qui emprunte d’ailleurs beaucoup à la configuration du rallye : des envolées rectilignes suivies de virages brusques sans compter les « dos d’âne » et surtout les retours en boucle… Pourtant, il n’est pas nécessaire d’aimer les voitures pour plonger dans Cette histoire-là, surtout que la grande quête qui anime le héros du roman et assure la continuité de l’histoire est, plutôt que celle des routes, un rêve de perfection ou d’idéal : « Moi je construirai une route comme jamais personne n’en a imaginée (…) au milieu de nulle part (…), elle ne mènera nulle part parce qu’elle mènera à elle-même, et elle sera hors du monde loin de toute imperfection. Elle sera toutes le routes de la terre en une seule, et elle sera là où rêvent d’arriver tous ceux qui sont un jour partis. »

Ultimo Parri, ainsi nommé pour être le seul et le dernier enfant de ses parents – ce qui n’empêchera pas sa mère, Florence, de lui donner un frère après une liaison avec un certain comte d’Ambrosio, personnage excentrique et décadent – en est venu aux automobiles avec son fou de père en troquant l’élevage des vaches piémontaises contre l’ouverture d’un garage de mécanicien… La révélation, Ultimo l’aura en tournant en rond avec son père dans un brouillard épais à Milan autour d’un pâté d’immeubles. Mais notre petit héros n’attendra pas la fortune au fond de la campagne italienne et le récit court sur ses traces d’Espagne en Italie pour finir aux États-Unis (contrée des routes par excellence !), sans oublier une relation envoûtante et frénétique de la défaite italienne de Caporetto en 1917 à laquelle participe Ultimo d’une drôle de manière dans une véritable « drôle » de guerre – qui ne prolonge nullement l’intrigue mais permet à Baricco d’imposer son propre rythme à la narration en ouvrant souvent, et avec une indéniable adresse, de longues parenthèses dans son histoire de routes et de vitesse. Sur fond d’activités donc masculines (courses et guerres), l’auteur n’oublie pas de tisser une histoire d’amour tellement étrange qu’elle se joue entre deux leçons de piano Steinway dans la campagne américaine, et n’est jamais « scellée » par une véritable nuit d’amour, ce qui n’empêchera pas l’amie d’Ultimo, la perverse aristocrate russe Elizaveta chassée de son pays natal, de poursuivre le rêve de l’Italien après sa mort, de dépenser une fortune pour reconstruire le circuit parfait qu’il avait dessiné, d’y tourner une seule et enivrante fois à une vitesse d’enfer puis d’ordonner sa destruction… Baricco ne néglige aucune prouesse narrative : il multiplie les points de vue, diversifie les narrateurs, avance linéairement puis brusquement vire et se livre à un jeu de saccades et de refrains tout en racontant, ouvre un journal intime, prend ses distances et semble retrouver le fil de son histoire comme par hasard… On ne lui en veut à aucun moment de ces détours ludiques ou peut-être philosophiques : la vie est une route qui ne mène nulle part et le dernier roman en boucle d’Alessandro Baricco est un valse ahurissante et passionnée dans une « nef des fous ».

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Cette histoire-là de Alessandro Baricco, traduit de l’italien par Françoise Brun, Gallimard, 2007, 318 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166