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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman



Par Jabbour DOUAIHY
2007 - 11
Le 28 octobre 1912, en pleine tourmente de la Première Guerre mondiale avec son lot de famines et de persécutions qui se sont abattues sur le Liban mis en coupe réglée par Jamal Pacha, l’émir Mikaël Chéhab, qui avait perdu père et mère durant les massacres confessionnels de 1860, et animateur de l’une de ces «?sociétés?» secrètes qui ont fleuri vers la fin du XIXe siècle, reçoit un drôle de colis de la part de sa sœur, l’émira Marina, établie en France et mariée en secondes noces à un diplomate français, ancien ambassadeur en Égypte. Le jeune patriote reçoit une toile, le propre portrait de sa sœur dessiné par le peintre Arnold Buckel, intitulée La Princesse orientale du Louvre, dans le dos de laquelle sont cachés les plans de démembrement de l’Empire ottoman et son partage entre la France et l’Angleterre au cas où il viendra à s’effondrer après la guerre. Cet épisode résume matériellement à lui seul la rencontre des deux grands thèmes autour desquels la romancière libanaise Carole Dagher a voulu organiser sa troisième fiction historique, La Princesse des Batignolles, après Le Couvent de la lune, et Le Seigneur de la soie?: la peinture et la lutte pour l’indépendance avec, bien sûr, une histoire d’amour passionnée et tourmentée entre le peintre et son modèle devenue peintre à son tour.

Dans son expérience du genre, Dagher a réussi à «?placer?» ses personnages aux premières loges, tantôt de l’histoire de l’art et tantôt de l’histoire tout court. Avec la jeune aristocrate libanaise que Manet surnommera «?La princesse des Batignolles?» , nous assistons aux débuts difficiles puis au triomphe des impressionnistes français, suivons Monet dans sa retraite bucolique, côtoyons Pissaro, Degas, Zola et même Mallarmé, nouons des complicités avec Berthe Morisot ou écumons les repaires bohèmes du Paris «?haussmannien?», tandis que le frère Chéhab, de son côté, «?complote?» pour la libération du joug ottoman avec les principales figures indépendantistes du début du siècle, dont les frères Ghanem à Paris, Youssef Saouda au Caire ou David Corm qui fait le messager entre Beyrouth et les bords du Nil et assure lui aussi, peintre (peu impressionniste?!) de son état, le même lien qui anime le roman, entre la passion de l’art et la quête d’un pays libre. La «?familiarité?» avec l’histoire se poursuivra avec la participation d’Éric, le fils de Marina, comme officier français et aide de camp du général Gouraud, à la défaite de l’émir Fayçal à Maysaloun, et l’entrevue de l’héroïne du roman avec Clemenceau pour le convaincre (après le patriarche maronite Hoayeck, bien sûr) des bienfaits d’un Grand Liban indépendant de la Syrie. Au vu de l’histoire sans cesse renouvelée de ce petit pays, la dédicace de Carole Dagher «?aux martyrs de la révolution du Cèdre?» prend toute sa signification.

Cette histoire qui se lit avec aisance ne se laisse pas envahir par les seuls rebondissements politiques de cette genèse – fertile en symboles et renvois historiques – du Liban actuel. C’est que La Princesse des Batignolles est surtout le roman d’une femme. Une femme libre avant tout, sortie de cet Orient de tous les possibles, une femme amoureuse et artiste et à travers laquelle l’auteur semble avoir exprimé une conception passionnée mais non fatale de l’amour. Une femme et un tableau, le tableau de cette même femme qui remplit dans l’histoire de Marina et Mikaël plus d’une fonction (expression de l’amour, objet de convoitises, transgression de l’iconoclasme, symbole de la lutte pour la liberté, gage en contrepartie d’une aide humanitaire et récompense le jour de l’indépendance enfin acquise), tout en maintenant le fil de cette histoire qui suit les pérégrinations des héros entre Paris, Le Caire et Beyrouth, triangle de villes où s’est noué plus d’un destin levantin.

Un livre riche, documenté, progressant avec élégance et affirmant la vocation romanesque de Carole Dagher.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
La Princesse des Batignolles de Carole Dagher, éditions du Rocher, 2007, 466 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166