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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Le poids des souvenirs


Par Jabbour DOUAIHY
2007 - 11



«?À mon retour au Liban durant l’été 1977 à la faveur d’une accalmie après la tempête, je décidai sur un coup de nostalgie de me rendre sur la ligne de démarcation où s’étaient déchirées les factions et communautés de la société libanaise (…), dans cette rue de Damas qui ressemblait à un trou de mémoire.?» Avec cet extrait tiré de la page Le coiffeur et la rumeur, Antoine Boulad, poète francophone devant l’éternel (Le Passeur, 2004, et Le journal de la guerre, 2008, éd. Saqi, Londres, Beyrouth) plante ainsi le décor de son incursion sur les lieux où il a grandi. Un espace de 950 mètres «?et des poussières?» que l’auteur se propose de parcourir en boucle au gré des «?fragments de l’enfance?». Mais c’est surtout la mort qui rode sur ce quartier hautement symbolique de la cassure d’une capitale et d’un pays en deux. Disparition précoce du père dont il ne reste que quelques images évanescentes, déliquescence des lieux (le lycée français qui déménage, la maison rouge de la folle devenue une boîte de nuit blanche ou les musulmans du quartier Berjaoui qui ne sont pas rentrés après la guerre) et surtout l’effacement du souvenir même.

Mort qui, à son tour, traverse en boucle le texte lui-même, depuis l’incipit éloquent, «?À la maternité française, rue de Damas, je suis né en 1951 d’une famille syrienne établie au Liban. En face, c’était la rue des cimetières. J’ai déjà beaucoup dit?!?», jusqu’à l’épilogue où le poète, «?debout?» face aux «?ruines?» de son enfance dans la bonne tradition de la jahilia arabe, consent qu’il y a «?surtout appris à vivre avec la mort?».

Boulad n’enfonce pas le thème de la convivialité communautaire d’avant la guerre ni ne pleure beaucoup sur le déchirement des communautés, sujets trop prévisibles pour qui voudrait remonter le temps aux alentours de cette tristement célèbre «?ligne verte?» ou, selon l’auteur, «?mur de la honte?» qui a fait couler assez d’encre et servi de prétexte à plus d’un récit sur la guerre civile.

C’est l’intimité d’une certaine perception du monde révolu (avec le scandale de constater que les autres protagonistes du souvenir n’en ont pas conservé la même empreinte) qui, d’ailleurs, prend le devant sur l’appartenance communautaire de l’auteur. «?Bâtir la république irréductible de (la) mémoire?» semble être précisément le seul souci de Boulad dans le déroulement de cet album d’images (dont quelques-unes ornent effectivement le recueil)?: l’inévitable maître d’arabe au lycée français, le «?vieil homme accroupi?» entre les tombes, Voltaire (?!) le vendeur de timbres, le pharmacien («?que je crains de ne pouvoir décrire avec décence?»), les deux frères coiffeurs et organisateurs des paris équestres du dimanche, Krikor, le tailleur arménien que la guerre détruira «?de l’intérieur?»  tout comme son échoppe, l’épicier pédophile (dont l’épisode très allégé dans le texte ne mérite pas, à moins d’un malentendu voulu, d’occuper la quatrième de couverture). À cette galerie de personnages s’ajoute la remémoration de certains moments forts, comme le séisme de 1956 ou la «?bombe de Nazareth?» en 1958, et le monde de l’enfance est ainsi décliné sur un mode sentimental contenu, une «?dette à rembourser?» ou une libération par l’écriture. C’est que les souvenirs pèsent.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Rue de Damas de Antoine Boulad, Saqi, 2008, 72 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166