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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Paradoxes de l’exil


Par Fifi Abou Dib
2008 - 01



Romancier, critique littéraire et reporter né à Chebaa, au Sud-Liban, Mohammed Abi Samra publie avec L’homme que je fus  son premier roman traduit en français. L’usage subtil du passé simple résume tout le parcours du narrateur, depuis le moment où il quitte son quartier natal de Salim Massaad pour la banlieue de Lyon, jusqu’à son retour au Liban dix-sept ans plus tard.  C’est un roman de l’exil où la haine de la mère joue un rôle symbolique. Cette femme, obsédée de propreté dans un quartier d’éboueurs, élève ses enfants sans tendresse dans le dégoût de leur corps et de leur condition. Le narrateur est né dans une enclave de Beyrouth où un olivier centenaire simule une place de village. À son ombre, les hommes viennent faire la sieste, vêtus de débardeurs crasseux et de pantoufles en plastique noir trop grandes pour leurs pieds crevassés. Une cuisinière collective trône au milieu de cet espace commun. Les habitants du quartier s’habillent aux fripes de Khandak el-Ghamik. Les femmes ont beau frotter le linge familial, une odeur de pourriture flotte aussi bien à l’intérieur des baraques que dans leurs environs. Les hommes sont satisfaits de leur condition, ayant renoncé à toute ambition. Mais la mère du narrateur, une créature sèche de sexe indéterminé (elle a la voix rauque et une pomme d’Adam, et sa minceur étique contraste avec les formes opulentes des femmes du quartier) considère avec dédain l’échec du père revenu d’Arabie saoudite pour travailler dans une boulangerie. Elle appelle le narrateur « le futur docteur » et son plus jeune fils sera ingénieur. Sur les épaules de ses enfants pèse déjà la responsabilité de l’extraire d’un milieu qu’elle rejette. Ils n’ont que le choix du départ.

Peut-on se défaire de ses origines ? Dans sa partie lyonnaise, L’homme que je fus  est un récit sur la course éprouvante de l’exilé en quête de son identité. Le narrateur épouse une Française qu’il croit aimer, mais Monique n’est que la figure retrouvée de sa mère honnie. Il lui fait quatre enfants français dont il croit qu’ils l’ancreront définitivement dans l’identité française, mais ses enfants ont un regard à la fois cruel et compatissant sur l’étranger qu’il ne cessera jamais d’être. Pour autant, le père ne cesse de renifler sur la peau de ses fils, dans leur comportement chaotique comme dans l’atmosphère des divers taudis qu’il habite avec sa famille, l’odeur de pourriture du quartier Salim Massaad. Des images fortes marquent également le récit des années d’étudiant. Ici la solitude de l’étranger est telle, que l’homme, désespérant de trouver l’âme soeur, se construit une identité de femme pour se tenir compagnie et alimenter ses fantasmes. Le livre s’achève sur le retour du narrateur dix-sept ans plus tard, et le constat désabusé qu’il n’a jamais vraiment quitté son milieu. Le seul changement opéré par l’absence se révèle dans le comportement de la mère qui l’appelle désormais « le docteur » et non « le futur docteur ». La femme sèche qu’elle a toujours été se laisse aller à des réactions triviales, comme de le serrer et de l’embrasser en public, comme d’annoncer à grands cris son retour, déjà intégrée à l’environnement malgré sa résistance. Mais le narrateur n’est pas dupe de ce revirement, et sa haine demeure intacte. Il accueille toutes les situations pathétiques d’un fou rire qui ponctue son sentiment d’étrangeté et contribue à dédramatiser ce récit qui s’apparente, avec sa neutralité, à du Camus version « light », où le message de détresse se suffit à lui-même sans qu’il y ait besoin d’y rajouter de la tragédie.

 
 
Désespérant de trouver l’âme soeur, l'étranger se construit une identité de femme pour se tenir compagnie
 
BIBLIOGRAPHIE
L’homme que je fus de Mohammed Abi Samra, Actes Sud, Sindbad, 135 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166