FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Roman
Faim tragique


Par Katia GHOSN
2008 - 01



Muhammad al-Bisati appartient à la génération des années 60 qui entend en Égypte dépasser le moment Mahfouz. Faim est le titre de son dernier roman et non pas « la » faim. Contrairement à  La Faim,  roman du norvégien Kurt Hamsun où le manque de nourritures ouvre l’accès à d’autres mondes, l’indigence, ici, n’a pas de visage ; elle défigure la personne, la réduit à ne plus être que ce creux, ce vide, et lui ôte son humanité. La dernière page montre Zaghloul, le mari affamé, regardant un chien qui renifle le mur et qui aurait pu, à quelques différences près, figurer son alter ego.

Les trois chapitres qui composent le roman, correspondant à trois voix : celle du mari, de l’épouse, du fils, couvertes par celle d’un narrateur omniscient, sont assez peu dissemblables, comme s’ils étaient écrits par la faim elle-même qui les aurait dépouillés de leurs traits distinctifs. La première page, introductive, décrit l’aspect miséreux du taudis qui les abrite. Sur son enceinte est inscrit : « Entrez-y en paix et en toute confiance. » Insolite, cette inscription tranche sur le reste du roman où il n’est jamais question de sécurité ou de paix mais d’insomnie, de ventres qui gargouillent, de mésaventures.

Lorsque, avec un peu de chance, son mari trouve un gagne-pain, Sakina donne à manger à ses deux garçons âgés de quatorze et neuf ans et n’oublie jamais de rendre ce qu’elle avait déjà emprunté à des voisines. Malgré la misère, la famille conserve la dignité. Dignité qui avait coûté au mari son job à plusieurs reprises car il ne tolérait pas qu’on l’offensât et réagissait violemment, surtout quand l’offense en question touchait à sa mère, quitte à se retrouver sans rien.

Le taudis côtoie la grande maison. La famine gît à côté de l’opulence. Paradoxalement, cette cohabitation reste paisible ; elle est vécue comme la plus naturelle et ne donne pas lieu chez les pauvres à une quelconque exigence de justice, mais exacerbe tout au plus une certaine forme de curiosité. Ces deux mondes se frôlent tout en restant étanches l’un à l’autre ; une éventuelle lutte des classes n’est même pas envisageable.
La faim n’est pas réduite à la résonance d’un ventre creux. Pendant ses journées oisives, se traînant sur les devantures de cafés, Zaghloul prête l’oreille aux discussions de jeunes universitaires qui débattent de politique, de religion et de femmes. Ces débats titillant sa pensée, il décide de faire part de ses questionnements à un cheikh : « Quel besoin a Dieu tout-puissant d’être adoré par les hommes (…) Et puis je me dis que ces prophètes envoyés à tour de rôle nous ont coûté tant de tueries, un seul n’aurait-il pas suffi ? » Ce dernier crie au blasphème, le rosse et le remet à sa place. Ensanglanté, son unique djellaba en pièces, Zaghloul part sans ramasser le tissu neuf que le cheikh lui jette. Il a pourtant bien compris que penser est un luxe qu’il ne peut se permettre.

La misère sous sa forme traditionnelle renvoie à la misère moderne. Le hadj Abd el-Rahim est abandonné par ses fils partis achever leurs études à Alexandrie. Contaminés par la frénésie de la consommation, ils s’intéressent aux « marques » et trouvent que les affaires rapportent beaucoup plus que la propriété foncière…

Toujours est-il que l’inscription d’accueil en haut du taudis se veut ironique mais rassurante car la paix dont il s’agit est celle de la veulerie et de la soumission. La faim est loin d’être menaçante. Les pauvres ne se soulèveront pas. Pareils au chien apeuré qui ne mord pas mais s’enfuit dès qu’on lui lance une pierre, les pauvres ne rechignent pas au spectacle de leur misère. Ces pauvres d’un quartier populaire évoquent le peuple égyptien et la masse arabe dans son ensemble: « Sans doute la tare est en nous. Nous acceptons toute situation et tout gouvernement. 0ù sont les grandes révolutions qui se sont déroulées dans d’autres pays et à propos desquelles nous avons lu ? » La réflexion désormais bannie, le risque de voir un jour changer quelque chose se trouve réduit à zéro.

Pour la première fois un roman égyptien prend la faim comme thème en soi. Le récit, concis et dépouillé, n’oriente pas la lecture mais laisse advenir le sens. Dès lors l’écriture gravée sur le fronton du taudis ne pourrait-elle pas annoncer : « Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir » ?

 
 
« Quel besoin a Dieu tout-puissant d’être adoré par les hommes ? Et puis je me dis que ces prophètes envoyés à tour de rôle nous ont coûté tant de tueries, un seul n’aurait-il pas suffi ? »
 
BIBLIOGRAPHIE
Faim (Jouh) de Muhammad al-Bisati, Dar al-Adab, 2007, 135 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166