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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Des romans à l'écoute du monde
Deux romans sortent simultanément le 5 janvier, qui interrogent tous deux les réalités complexes et terriblement actuelles du monde arabe à travers le destin de personnages singuliers, jetés dans la tourmente de l’histoire et de ses violents soubresauts : Kamal Jann de Dominique Eddé et Nos si brèves années de gloire de Charif Majdalani.

Par Georgia Makhlouf
2012 - 01
D’emblée, on est saisi lorsque l’on a entre les mains le nouveau roman de Dominique Eddé, Kamal Jann. L’austérité du titre, avec ce nom, tranchant comme une lame acérée ; son sujet, puisqu’il nous emmène au cœur d’une toute-puissante famille syrienne qui entretient des liens étroits avec le pouvoir en place ; son genre, le thriller politique, qui ne nous épargne rien des guerres intestines, des trahisons et des violences du genre ; mais surtout son caractère étonnamment prémonitoire, la mise en scène d’un monde rongé, déformé par des décennies d’abus, de répression, d’impunité, et qui colle de si près à l’actualité de la situation en Syrie que l’on en reste interdit, surtout lorsque l’on sait qu’elle y travaille depuis cinq ans ! Tout cela, qui vous prend aux tripes dès les premières pages et qui ne vous lâche pas, étonne vivement tant ce livre semble différent de tout ce qu’on a pu lire jusque-là sous la plume de D. Eddé. « Je n’ai pas décidé du sujet ou à peine, nous dit pourtant Eddé. Je me suis mise en état d’incubation. De concentration. Il était dans l’air. Et dans ma mémoire, bien sûr, dans la mesure où j’ai suivi de très près, durant quarante ans, le fonctionnement des régimes arabes, essayant, avec mon peu de  moyens, de les dénoncer chaque fois que j’ai pu. Et surtout de m’en tenir à l’écart, ce qui m’a donné deux outils précieux pour écrire : la solitude et la liberté. Je n’avais rien ni personne à ménager. C’était un grand luxe. En improvisant la famille Jann, j’avais ce qu’il me fallait pour brasser, au temps présent, les conséquences de ce passé funeste. Or ces quarante ans justement ne faisaient qu’un seul et même bloc avec l’arrivée des Assad, père et fils, à la tête de la Syrie. Ils incarnaient avec une cohérence redoutable cette manière, parfaitement impunie, de se rendre propriétaire d’un peuple et d’un pays. Ou de deux ! Le Liban faisant partie du lot. »

L’intellectuelle et la romancière ont donc avancé de concert sur les chemins de cette fresque moderne qui tresse admirablement les destins singuliers et l’histoire collective, et où tous les ingrédients de la tragédie antique sont convoqués : le meurtre, le fratricide, la vengeance. Pourtant ce classicisme apparent se « détraque » aussi par moments en raison du chaos général, de la décomposition qui menace. Le titre en cela fonctionne comme un indice puisqu’il renvoie à la folie (jann). 

« Le roman commence au moment où plus rien ne peut continuer “comme avant”. Les personnages sont tous au pied du mur. Un moment aussi éprouvant (pour ne pas dire épuisant) que passionnant à écrire : la “dernière minute” étalée sur deux mois. Je savais en écrivant ce livre qu’il était très réel. Je  le vivais physiquement ce bout du bout du chemin, l’impasse, l’impossibilité pour chacun des personnages d’aller plus loin dans la répétition. C’est peu dire que j’ai été troublée d’en découvrir, après coup, le caractère prémonitoire. »

Le personnage qui donne au roman son titre est donc un avocat d’affaires à Manhattan qui souhaite prendre sa revanche sur son oncle, le redoutable chef des services de renseignements syriens qui fit tuer ses parents trente ans plus tôt lors des funestes massacres de Hama. Mais dans le même temps, il est amené à pactiser avec la CIA pour sauver son jeune frère, engagé dans un mouvement terroriste islamique, et qui s’apprête à commettre un attentat. Tout cela se trame sur une toile de fond dominée par les projets et contre-projets des services secrets arabes et occidentaux et compose comme une chorégraphie de coups bas, de cynisme et de crimes. La langue de D. Eddé déploie sa sombre beauté au détour de chaque page, de chaque portrait, de chaque scène. Et ne cède jamais à la facilité, ne sacrifie jamais la complexité, quitte à donner par moments le vertige à son lecteur.

« Et si c’était la fin des pays et que nous ne le savions pas encore ? » répète à un moment l’un des personnages, la belle Mada. Ce qui est certain, nous dit Eddé, c’est que la mascarade ne peut plus durer. Nous rappelant au passage que le mot vient de l’arabe, « maskhara »…

* * * * *
Le roman de Charif Majdalani s’annonce d’emblée comme le troisième volet de son triptyque libanais et on y croise, même si c’est de biais, la famille Nassar, sa Grande Maison et ses orangeraies, dans un Beyrouth en pleine transformation où d’audacieux entrepreneurs prennent langue avec des industriels qui montent, où les aventuriers côtoient les espions. Ghaleb Cassab, fils de filateurs ruinés, est de ces jeunes gens plus tentés par l’aventure romanesque que par le sérieux de l’entreprise, plus chatouillés par des rêves d’héroïsme que par ceux de la réussite sociale, et plus sensibles aux charmes de la gent féminine qu’à ceux de son compte en banque. Pourtant, il va tenter de sortir sa famille de la ruine en redonnant vie à la filature abandonnée, et ce de la plus rocambolesque des façons. Dans son projet, l’aventureux jeune homme est porté par son désir de reconquérir la belle Mathilde Sabbagh que sa pauvreté lui a interdit d’épouser et qui s’est résignée à convoler avec le vieux et riche Armand Nahhas, concessionnaire et dandy bien connu de toute la bonne société beyrouthine.

Mais Ghaleb est aussi une sorte de double inversé de l’écrivain ; malgré ses épisodiques désirs d’écriture, il ne parviendra jamais à finir un quelconque projet, car dès qu’il s’agissait de se mettre à écrire, il était pris d’une irrépressible envie de bouger, de se lever, « un enthousiasme incompréhensible (l’) empêchait de faire passer cet immense flux d’énergie » qu’il portait en lui par le « très étroit canal de l’écriture ». Ghaleb s’adresse donc à l’écrivain en un long soliloque et l’invite à écrire à sa place l’histoire qu’il va lui raconter.

Tout cela se passe dans le Beyrouth des années 60 où le charme du Parisiana, café situé à l’angle de la rue Gouraud et de la place des Canons, où l’on croise « des fonctionnaires et des retraités en gilet et cravate faisant cérémonieusement glouglouter leurs narguilés et claquer joyeusement les pions de leurs interminables parties de trictrac », va bientôt être concurrencé par les cafés trottoirs de la rue Hamra qui se prénomment le Horse Shoe ou le Café de Paris ; où les ruelles tortueuses de souk Tawilé et souk Ayass vont perdre de leur gloire au profit de magasins plus modernes et plus en phase avec des modes venues d’ailleurs. Le Liban que donne à voir Majdalani est, nous dit-il, « un pays de négoce, de politique liée à la fin du règne des abadayes ; Beyrouth y est comme le refuge de toutes les bourgeoisies de la région. Tout cela donne une autre forme d’ébullition, davantage d’ordre économique et commercial qu’intellectuel, avec la fréquente présence d’espions et d’agents de toute sorte dans le paysage ». Tout cela est écrit avec une plume fine, élégante, sensuelle, et qui a souvent des qualités véritablement cinématographiques. « Il y a deux choses dont j’ai un souci permanent et obsessionnel, souligne Majdalani, la “visualité” des scènes et le fait de rendre tangible, tactile même si possible, le temps qui accompagne les actions des hommes et qui leur donne sens. »
 
 
©Sarah Moon
 
BIBLIOGRAPHIE
Kamal Jann de Dominique Eddé, Albin Michel, 455 p.
Nos si brèves années de gloire de Charif Majdalani, Le Seuil, 188 p.
 
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