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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Dérives capitales
Déambulations enivrées dans un Beyrouth labyrinthique, ce premier roman dépeint les affres de l’ennui et les dérives d’une génération désabusée.

Par Ritta BADDOURA
2008 - 10
À chacun son opium. Les personnages de Toufic el-Khoury recherchent éperdument l’ivresse extrême. Aux fleuves de l’alcool, du sexe triste ou de la foule euphorique, ils tentent l’anesthésie des sens, de la mémoire et surtout de la douleur qui bat muette en eux au rythme du cœur. Lorsque l’enfer de la réalité se tasse un tant soit peu, chacun rétablit son enfer artificiel avec une application rimant avec autodestruction. Les protagonistes de Beyrouth Pantomime consomment leurs errances urbaines et intimes dans l’hypertrophie du mouvement et l’économie de l’interaction verbale.

Un jour entre deux nuits beyrouthines est l’espace-temps du récit. En réaction à l’assassinat d’un chef politique, les foules envahissent les rues de la capitale portées par des espoirs paradoxaux de renouveau. À la surabondance de la chair circulant dans les veines de Beyrouth, répond l’écho du vide des existences. Les êtres s’abandonnent aux reflux des pulsions sous l’écrasement d’un soleil hypnotique. Leurs corps et leur raison emmêlés sous la loi aveugle de la masse, ils se côtoient cyniques et froids, jeunes et épuisés. Ils sont tous au centre de l’événement et de la ville, mais se trouvent chacun en marge de sa propre vie.

Du bain de foule vertigineux et nauséabond à la solitude sexuelle à deux puis à l’isolement dans la pénombre d’une chambre, il y a chez les protagonistes d’el-Khoury une impossibilité de communiquer de par et d’autre des murs intérieurs. Cette impossibilité se double d’un malaise fondamental à être. Labyrinthe intime et labyrinthe collectif s’emboîtent dans ce premier roman dont les personnages se déclinent sans convictions en des variations de l’antihéros. Leur quête maladroite de l’ivresse vient assourdir par sa torpeur la souffrance inavouée. Sous le fourmillement des slogans hurlés ou des conversations incisives, c’est la stagnation et l’embourbement d’un ennui qui s’affirme. Ainsi, le spectre de la mort s’étend sinueusement jusqu’à mimer l’ombre d’une capitale entière.

En filigrane de la cruauté lascive des personnages se profile donc un conflit enterré dans la chair. La difficulté à le dire, à le laisser émerger, s’entend dans l’écriture même de Toufic el-Khoury laquelle approche, tel un projecteur soucieux des détails sans pour autant les dissocier, différentes dimensions d’un malaise identitaire rarement abordé dans la littérature libanaise contemporaine. Dans la pantomime des rituels personnels et groupaux figurés dans le roman, s’esquisse une recherche maintes fois avortée d’une représentation de soi que seul l’autre peut accorder et qu’il ne fait tout au long des chapitres que soutirer et embrouiller.

Goût de vin aigre ou marche trempée de sueur, la métaphore de l’écoulement – caractéristique du récit – se manifesterait moins assurément sur le plan stylistique. Si certains passages dénotent à l’évidence une écriture fluide et mûrie, d’autres s’avèrent plus incertains au niveau de la syntaxe. Cependant, l’impact visuel dans la description des diverses scènes s’impose et entretient l’heureux sentiment de lire la transcription littéraire d’une œuvre cinématographique. Là réside tout le charme et l’étrangeté discrète de Beyrouth Pantomime.
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Beyrouth Pantomime de Toufic el-Khoury, Orizons, 2008, 154 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166