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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le roman de l'indifférence


Par Josyane SAVIGNEAU
2009 - 04
Qui se souvient de Kitty Genovese ? C’était une jolie brune de 28 ans, américaine d’origine italienne, serveuse dans un bar du Queens, à New York. Une nuit de la fin d’hiver 1964, le 13 mars, alors qu’elle gare sa petite Fiat rouge non loin de son immeuble, elle ne s’aperçoit pas que dans une Corvair blanche, un homme la surveille. On apprendra plus tard qu’il s’appelle Winston Moseley, qu’il est un homme à la double personnalité, bon mari et bon père dans la journée, prédateur sexuel et meurtrier la nuit. Quand Kitty le voit arriver près d’elle, elle comprend qu’il va l’agresser et tente de rejoindre une borne d’urgence, pour prévenir la police. Bien qu’elle n’ait que trente mètres à faire, elle n’y parvient pas, et se fait poignarder. Elle se relève, en sang, et arrive à échapper à son agresseur pour atteindre le hall de son immeuble. Là, se croyant sauvée, elle appelle au secours. Elle crie pendant de très longues minutes. Des trente-huit habitants présents, aucun ne semble l’entendre. Moseley la retrouve, l’achève et la viole. Quand une femme, enfin, alerte la police, il est trop tard, Kitty meurt avant son arrivée à l’hôpital.

Ayant choisi de revenir sur cette histoire dans une collection de Grasset dédiée où des écrivains revisitent des faits divers, Didier Decoin aurait pu se contenter d’une reconstitution en forme de roman policier. Mais il a fait beaucoup mieux, dans ce livre qu’on ne peut lire que d’une traite. Il a refait l’enquête, recherché les témoignages des habitants de l’immeuble. Certains ont affirmé qu’ils avaient cru entendre « une querelle d’amoureux ». D’autres, pire encore, « une bande de chats ». En dépit d’un article très dur pour tous les voisins de Kitty, paru dans le New York Times une quinzaine de jours après l’assassinat, aucun n’a été inquiété, la non-assistance à personne en danger n’étant pas considérée comme un crime. Seule la femme qui a finalement téléphoné à la police semble se sentir coupable de la mort de Kitty.

En évitant une construction linéaire, en bâtissant son récit comme une sorte de kaléidoscope, qui fait renaître Kitty et revivre ses derniers instants, qui trace la figure de son meurtrier, jusqu’à son procès, Didier Decoin a réussi un livre digne des romans « américains » qui ont fait son succès naguère, comme son fameux John l’Enfer (prix Goncourt 1977). Est-ce ainsi que les femmes meurent ? est un grand roman de l’indifférence. Cette indifférence dont on parle souvent à l’occasion de faits divers, agressions dans le métro, par exemple, sans qu’aucun voyageur n’intervienne. Par peur d’être blessé. Mais dans l’immeuble de Kitty Genovese, cette crainte n’avait pas lieu d’être, il suffisait, dès son premier cri, de décrocher un téléphone et de faire un numéro d’urgence.

Comme les faits divers tragiques, souvent, se répètent, Didier Decoin termine son livre sur un autre meurtre. Toujours dans le Queens, une nuit de 2008. Une jeune femme a agonisé en hurlant pendant trois quarts d’heure. Personne n’a bougé.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Est-ce ainsi que les femmes meurent ? de Didier Decoin, Grasset, 226 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166