FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Coup de coeur
Delerm, dieu des petits riens


Par Fifi ABOU DIB
2009 - 12
«Oh Bartleby, Oh humanity. » Ainsi s’achève la nouvelle d’Herman Melville qui a inspiré à Delerm le personnage d’Arnold Spitzweg. Étrange bonhomme, Bartleby vit dans une pauvreté extrême, mais il n’a besoin de rien. Employé dans un bureau d’avoué avant de finir dépouilleur de lettres mortes, il dort dans son bureau, se nourrit à peine, finit par ne plus bouger de sa chaise et s’abstient de tout travail en répétant : « I’d prefer not to ».

Pour ce « dieu des petits riens » qu’est Philippe Delerm, parti du succès de La première gorgée de bière (Gallimard 1997) pour devenir l’ordonnateur des plaisirs minuscules, Bartleby représente cet extrême que l’on peut atteindre à force de se contenter de « trois fois rien ». C’est pourquoi, même si Arnold a Quelque chose en lui de Bartleby, son auteur a préféré lui donner un vrai destin.

Arnold s’appelle Spitzweg (chemin de sommet), ce qui fait bien rigoler à ses dépens ses collègues de La Poste. Car totalement dépourvu d’ambition, de désirs grandioses ou de projets, Arnold se contente d’une vie étriquée où il trouve pourtant – on est bien chez Delerm – une foultitude de petites joies dont fait partie l’agacement même produit par les hasards qui les lui gâchent, comme les inévitables toussotements des gens au début d’un concert.

L’histoire d’Arnold commence à la veille des vacances. Naturellement, il restera à Paris quand chacun jouit par anticipation de tel ou tel voyage qu’il s’est préparé. Mais Arnold, comme on sait, trouve son plaisir dans les petites choses que personne ne voit. Il y a devant sa fenêtre une « trouée verte », dans le vocabulaire des promoteurs quelque chose qui signifie que la vue n’est pas totalement bouchée par le béton. Voilà qui lui apportera une fraîcheur bienvenue quand la canicule plombera le bitume. Sinon, Arnold lit son journal au café en savourant des Ninâs. Il observe en entomologiste le monde qui l’entoure : les femmes à vélo, un coureur avec son chien, lequel chien tient sa laisse dans la gueule. Le labrador inspire d’ailleurs à Arnold des pensées profondes : « La vie nous tient en laisse, mais nous donne parfois comme un bonheur de labrador : on ne détache pas le lien : on le porte insolemment, c’est presque mieux que la liberté pure. » Les bo-bos l’exaspèrent, et ce n’est pas un hasard quand on sait que Delerm est lui-même l’icône des bourgeois bohèmes parisiens, chineurs de plants d’aromates, de légumes bio, glandeurs sur un coin de table à la cuisine de la maison de campagne dont le toit fuit allègrement. Et surtout éplucheurs de patates et autres courgettes.

Oui mais ce n’est pas tout, et au-delà de cette limite, la « bartelbytude » d’Arnold ne passe plus. Delerm lui offre un destin. De fil en aiguille, Arnold le si discret, le si transparent, le si réfractaire à la modernité et à la technologie se découvre un talent de blogueur. Il jette ses réflexions sur un site qu’il baptise antiaction.com. Il croit à l’anonymat d’Internet, le naïf. Son blog lui vaut succès, rencontres et socialisation naguère maudite. Il intéresse un éditeur. Spitzweg connaîtra-t-il le sommet sans même l’avoir gravi ?

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Quelque chose en lui de Bartleby de Philippe Delerm, Mercure de France, 2009, 150 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166