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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Shumona Sinha : l’ombilic des Indes


Par Ramy Zein
2014 - 05
Trisha, une jeune femme d’origine indienne exilée en France, retourne à Calcutta pour rendre un dernier hommage à son père décédé deux jours plus tôt. Après la crémation du corps, on lui montre « une fleur, fanée, crispée, couleur chair » qu’on lui désigne comme le nombril du défunt. Cette scène saisissante est emblématique d’un récit centré sur le lien ombilical entre l’héroïne et sa famille dont elle ressuscite les figures principales, à commencer par son père et sa mère, en évoquant les lieux qui leur sont attachés et les événements qui ont façonné leur existence.

Aussitôt la cérémonie funéraire achevée, Trisha retrouve la maison paternelle désormais vide : « Je la laisse m’engloutir et je m’abandonne dans son ventre ». La mécanique de la mémoire s’enclenche alors et les lieux inertes se mettent à livrer leurs secrets. Chaque recoin de la maison revisitée libère des souvenirs, des images, des réminiscences. Pièce après pièce, le puzzle se recompose sous nos yeux, déployant la fresque épique d’une famille marquée par les engagements politiques et les vicissitudes de l’histoire. Le père de Trisha, Shankhya, a milité au parti communiste par rejet du fondamentalisme et du nationalisme religieux. Il aspirait à construire une société juste et laïque, mais après cinquante ans de lutte, le constat est amer : les mouvements nationalistes religieux dominent les partis progressistes non communautaires. Le propre neveu de Shankhya incarne cette jeunesse indienne dévoyée par les chefs populistes qui attisent les haines confessionnelles en instrumentalisant l’« hindutva » comme d’autres, ailleurs, exploitent le Coran ou « l’identité nationale » à des fins politiques.

Le roman de Shumona Sinha est très ancré dans l’histoire moderne de son pays, plus particulièrement de sa région d’origine, le Bengale occidental. L’auteur remonte à la source des divisions entre hindous et musulmans, montrant le rôle joué par l’Empire britannique dans l’exacerbation des tensions communautaires pour lutter contre les indépendantistes qualifiés de terroristes. Les massacres qui ont suivi la partition de l’Inde en 1947 sont la conséquence de ce travail de sape machiavélique entrepris pour diviser les Indiens : « l’arbre à poison s’était enraciné et semblait avoir envenimé la terre ». Outre le fondamentalisme et le nationalisme religieux, Calcutta dénonce la dérive dictatoriale d’Indira Gandhi, la dame de fer indienne qui dans les années 70 a instauré l’état d’urgence et persécuté ses opposants, les communistes en tête. Shankhya a été le témoin direct de ces persécutions ; plus tard, on le verra déplorer l’effondrement de l’URSS, même si le parti communiste indien tiendra le choc quelques années encore avant de vaciller sous les coups de boutoir du nationalisme religieux. Ce n’est sans doute pas un hasard si la disparition du père coïncide, à quelques mois près, avec une défaite historique du parti communiste devant un parti communautariste de droite.

Autant la figure du père nous révèle les soubresauts d’un pays livré aux vents mauvais de l’histoire, autant le portrait de la mère Urmila nous introduit dans les tourments d’une âme en proie à un mal mystérieux. Enseignante de lettres appréciée par ses étudiants, passionnée de lecture, Urmila est une femme dépressive « gorgée d’une sève méconnue qui rendait son visage de plus en plus sombre, souillé, moite, ses gestes de plus en plus longs ». Ses fréquentes crises de mélancolie pèsent lourd sur l’enfance de Trisha. La petite fille est ballottée entre la peur de perdre son père et son inquiétude pour cette mère malade dont le comportement instable lui laisse entrevoir des abîmes de souffrance et de solitude.
D’autres personnages traversent ce texte dense et puissant, parmi lesquels Annapurna, la grand-mère paternelle de Trisha, une femme à poigne dont le veuvage précoce lui a permis d’assumer des responsabilités traditionnellement dévolues aux hommes. Très proche de son fils Shankhya, elle le déçoit néanmoins lorsqu’à son tour, cédant aux sirènes nationalistes, elle renoue avec les pratiques ancestrales hindoues. Plus tard, à la faveur des émeutes de 1992, Annapurna prendra la mesure de la manipulation dont elle a été victime avec des dizaines de millions de ses compatriotes. 

Calcutta est aussi un beau livre sur la ville éponyme ; il en saisit l’âme à travers des tableaux troublants de vérité, à mille lieues des clichés sur la capitale du Bengale occidental. Shumona Sinha souligne les métamorphoses d’une cité qu’elle a connue enfant et qui s’est considérablement transformée depuis la libéralisation de l’économie indienne au début des années 90 : « La route de l’aéroport, bordée de chantiers çà et là, l’emmène au cœur de la métropole où se dressent de hauts shopping malls rutilants, semblables à des ruches d’où l’argent coule comme du miel et autour desquels les gens rôdent, enivrés. »

Le roman de Shumona Sinha est servi par une écriture exigeante, poétique, inventive. Le style chez elle ne roule jamais à vide pour le seul plaisir narcissique de produire de la belle œuvre. La beauté est porteuse de sens chez cet écrivain indien de langue française, auteur d’un premier roman remarqué en 2011 (Assommons les pauvres, Éditions de l’Olivier), où elle décrit le milieu des demandeurs d’asile en France et la position inconfortable de l’interprète-traducteur pris entre le marteau des institutions et l’enclume des immigrés clandestins. Sinha excelle à saisir la complexité des sentiments, à restituer la réalité sensorielle d’un univers où abondent les parfums (épices, hibiscus, curcuma), les couleurs, les sons, les manifestations des éléments, notamment la pluie et les orages « jaunes de fin d’été ». Livre envoûtant où se conjuguent subtilement l’intelligence et la sensibilité, Calcutta est une parfaite illustration de ce que la francophonie peut apporter à la langue française et à la littérature universelle.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Calcutta de Shumona Sinha, L’Olivier, 2014, 205 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166