FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Coup de coeur
Donna Tartt : l’énigme d’un tableau


Par Georgia Makhlouf
2014 - 04
Le chardonneret qui donne son titre au roman de Donna Tartt, c’est une petite huile sur panneau du peintre Carel Fabritius (1622-1654), qui fut un élève de Rembrandt et qui exerça une influence majeure sur Vermeer. La vie de Fabritius est marquée par le drame, puisque l’explosion, le 12 octobre 1654, de la poudrière de Delft qui détruisit une grande partie de la ville, lui coûta la vie comme à une centaine d’autres personnes, et eut également pour conséquence que son atelier et une grande partie de ses travaux furent réduits en cendres. C’est également par une explosion que démarre le roman. Celle-ci a lieu au Metropolitan Museum of Art, elle est l’œuvre de terroristes dont il ne sera d’ailleurs jamais plus question par la suite, et elle coûte la vie à un nombre important de visiteurs, dont la mère de Theo Decker, treize ans, qui se retrouve seul puisque son père, acteur médiocre et homme irresponsable, a disparu depuis longtemps et n’a plus donné de nouvelles. Theo dont la hantise est d’être pris en charge par les services sociaux, va être accueilli par la riche famille d’un de ses camarades de classe et partager leur vie pendant un temps. Perdu, profondément traumatisé par le drame incompréhensible qui s’abat sur lui, tentant avec peine de survivre dans la tourmente qui a balayé ses habitudes, son cocon et ses repères, il s’accroche avec rage à la seule chose qui lui reste de cette terrible journée, le tableau de Fabritius qu’il a emporté avec lui en quittant le musée dévasté. Ce tableau représente un oiseau sur son perchoir, une patte attachée à une chaînette. On peut y lire toute une symbolique de l’enchaînement et de la captivité, la mise en scène d’un oxymore visuel, liant indéfectiblement l’envol et son impossibilité.

Le roman compte douze chapitres, douze comme le cycle complet d’une montre, comme les douze mois d’une année, et ce nombre renvoie à l’idée de totalité. Tartt n’écrit d’ailleurs que des romans de douze chapitres et cette forme qui lui vient naturellement, dit-elle dans un entretien récent au Monde, elle ne l’explique pas. « C’est comme si vous demandiez à un oiseau pourquoi il bâtit son nid en rond ». L’oiseau revient donc dans le propos, qui fait évidemment écho au jeune héros, si terriblement libre, si merveilleusement enchaîné, par la perte, par les liens souterrains qui gardent sa mère vivante en lui. Le personnage de la mère emprunte d’ailleurs sûrement un peu à la romancière. Elles ont en commun un charme à la fois discret et irrésistible, une inclinaison prononcée pour la peinture, une façon singulière d’articuler un certain classicisme, un goût pour les objets qui ont une histoire, avec une modernité affirmée. De même dans l’écriture, Tartt mélange t-elle les références romanesques au XIXe siècle – on évoque fréquemment à son propos le roman d’initiation à la Dickens, ou les thématiques du jeu, du conflit entre le bien et le mal que l’on trouve chez Dostoïevski – à un sens du rythme et du collage très contemporains.
Le roman nous fait ainsi traverser des univers opposés qui se juxtaposent et parfois se heurtent : le New York très chic des grandes familles, le Las Vegas de l’envers du décor où les rues ne mènent nulle part et les villas luxueuses restent désespérément vides, le monde plus ou moins honnête des antiquaires et des marchands d’art, et celui de la drogue, des voyous et des trafics de toutes sortes qui se terminent dans la violence et le sang. Une galerie de personnages se met aussi en place : la flamboyante et fragile Pippa qui a vécu comme Theo le traumatisme de l’attentat, Boris l’ami ukrainien, fin connaisseur des drogues et des marges du monde, Hobie le génial restaurateur de meubles auprès de qui Theo va enfin trouver un point d’ancrage, la volage Kitsey que Theo envisage d’épouser, et d’autres encore, toujours croqués avec justesse et précision. Même s’il arrive évidemment qu’au fil des presque 800 pages, la tension faiblisse et la répétition guette.

On retiendra néanmoins, au-delà des péripéties de ce roman d’aventure souvent haletant, une réflexion sur l’art qui ne vaut que par la relation singulière que chacun peut entretenir avec lui. « Le tableau m’avait donné la sensation de ne pas être un simple mortel, de ne pas être ordinaire. C’était à la fois un soutien et une revendication ; une nourriture et un tout. C’était la clé de voûte qui avait maintenu toute la cathédrale » dit Theo. À quoi Hobie lui répond, vers la toute fin du livre, que ce qui nous fait aimer une œuvre d’art, ce n’est pas qu’elle soit universelle, mais qu’elle nous adresse « un chuchotement secret », qu’elle se fraie un chemin dans notre esprit et notre cœur selon un mode particulier, différent pour chacun, et toujours singulier. Qu’elle nous dise : « À toi. J’ai été peint pour toi ».


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Le chardonneret de Donna Tartt, Plon, 2014, 790 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166