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Deux visages pour deux rivages


Par Fifi Abou Dib
2014 - 02
«Lecteur, quand vous parviendrez au milieu du livre, il vous faudra changer de sens de lecture et commencer la deuxième histoire de l'autre côté ». Le français s’écrit de gauche à droite, l’arabe de droite à gauche, et les deux textes affluent, chacun de la rive qui est la sienne, vers un lieu où ils devraient se croiser. Deux illustrateurs méditerranéens, Kamel Khélif de Marseille et Jana Traboulsi de Beyrouth se sont soumis à un exercice de style qui va leur permettre de traverser chacun sa ville en images, à partir d'une petite histoire, de manière à ce qu'à mi-chemin leurs deux visages se retrouvent côte à côte. 

Jana Traboulsi cite : « La femme, cette blessure d’où je viens. » Dès la deuxième page, cette blessure est une ville, Beyrouth. L’héroïne cherche son chemin. Elle emprunte ces taxis-service bavards à l’humour gras qui n’arrivent plus eux-mêmes à se retrouver dans les labyrinthes des quartiers dénaturés. On construit, on détruit, les repères s’effacent. La jeune femme cherche encore, interroge, reçoit des réponses fatalistes et confuses, perd son portefeuille en plus de s’être perdue elle-même. Elle est interpellée par les quémandeurs et leurs litanies creuses, les uns marchands de fleurs, d’autres de billets de loterie. Elle ne trouvera pas son chemin. Sur le rétroviseur latéral, il est inscrit : « Les choses apparaissent plus petites et plus lointaines qu’elles ne le sont réellement ». C’est ainsi qu’elle se voit. Plus petite et de plus en plus lointaine. Ce visage barbouillé, à la fin du récit, c’est le sien, l’objet ultime de sa quête. Dessinée en noir avec çà et là une fulgurance de rouge, de bleu ou de brun qui reflètent l’émotion de la scène, cette histoire simple n’en est pas moins poignante. Elle rejoint, de l’autre côté de la Méditerranée, celle de Kamel Khélif. 

Dans L’autre visage, l’illustrateur marseillais dessine des silhouettes hachurées et fantomatiques sur un fond terreux et texturé. Ces personnages sont, dans son histoire, de simples figurants. Ils font partie de ce décor désolé auquel ils n’arrivent pas à donner une âme. Leur présence ne fait qu’ajouter un peu plus de solitude à la solitude du narrateur. Celui-ci avance à travers la ville et raconte ce qu’il voit, tandis que les illustrations restent invariablement monochromes et confuses. Texte et image ne se répondent pas toujours. Parfois, le dessin apporte des indices qui n’existent pas dans le récit, comme ce portrait de femme qui se répète comme des affiches sur un mur mais qui n’est pas une affiche. Comme Jana, au bout de son parcours, Kamel finit par rencontrer cet « étranger qui lui ressemble ». Son autoportrait est à peine esquissé sur une trame boueuse dans laquelle il reconnaît sa matière, sa matrice. 

Au final, ces deux auteurs illustrateurs que l’on croit voir avancer l’un vers l’autre n’avancent chacun que vers soi-même. Mais leurs histoires sont similaires dans leurs villes méditerranéennes qu’une sorte de malédiction semble avoir vouées au bruit, au chaos, à la crasse, aux odeurs nauséabondes, à la négligence et à l’indigence. Ils ont la même lassitude et le même sentiment de vide et de dépossession de soi. On imaginerait moins ironiques les « Promenades en bord de mer », titre de la collection.





 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
L'autre visage et Cette blessure d'où je viens de Kamel Khélif et Jana Traboulsi, double ouvrage illustré et bilingue (français, arabe), éditions Le Port a Jauni, 2013, 70 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166