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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Phillipe Delerm : l’impressionnisme du regard


Par Georgia Makhlouf
2011 - 01
Il est né à Auvers-sur-Oise et c’est peut-être là qu’il faut trouver la raison de sa sensibilité impressionniste qui fera de lui le peintre des bonheurs quotidiens. Car Philippe Delerm a écrit des romans, par exemple Il avait plu tout le dimanche publié au Mercure de France, ou Autumn, paru aux éditions du Rocher et qui a obtenu le prix Alain Fournier ; ou des nouvelles, comme dans son recueil La sieste assassinée paru chez l’Arpenteur. Mais ce sont ses textes brefs faisant l’apologie des plaisirs minuscules, sa fameuse Première gorgée de bière... qui paraît en 1997, qui le fait connaître du grand public et accéder au statut d’écrivain capable de vivre de sa plume.

Ses écrits gravitent autour de deux pôles, comme il le dit lui-même. D’un côté, le « guetteur d’enfance et de mémoire » ; de l’autre, « le buveur de petits instants découpés dans le quotidien ». Son enfance a été très heureuse, riche en présences affectueuses, et il y voit l’une des principales raisons qui l’ont poussé à écrire, à « donner quelque chose en échange et comme en remerciement ». Il dit aimer l’idée selon laquelle il n’est point besoin «  de connaître des aventures extraordinaires dans les mers du Sud pour avoir une vie passionnante ». Il est donc engagé dans une tentative de ré-enchanter le quotidien et ne prête pas attention à ceux qui y voient une littérature de la résignation, une attention aux petites choses qui permettrait d’éviter de parler des grandes. Pour lui, dire que l’on est heureux, c’est « avouer être nu, fragile, menacé, traversé ».

Il renoue donc dans  Le trottoir au soleil avec la veine qui lui est habituelle, avec le désir d’arrêter le temps pour l’enfermer dans une petite bulle légère et pleine de grâce. Certaines pages font penser à Francis Ponge qui, dans son Parti pris des choses, écrivait de magnifiques textes sur l’huître, le cageot de légumes, l’orange ou la cigarette. Delerm en consacre au lilas, à la figue, sèche ou mûre, ou au pudding, dans lesquels on retrouve cette attention fine aux objets, aux mondes que chacun d’eux recèle, à la contemplation dans laquelle ils peuvent nous plonger, quand bien même ils sont dérisoires, et le plus souvent oubliés.

On appréciera également sa façon de décortiquer la dramaturgie complexe de certains rituels sociaux, qu’il s’agisse du repas qui suit habituellement la cérémonie de mariage avec ses figures obligées, discours officiels et conversations policées ; des comportements des actifs dans la rue, pendus à leur téléphone portable, ou accoudés au zinc d’un bistrot et échangeant avec une familiarité un brin forcée avec le patron ou la jolie serveuse ; ou encore de « la comédie de l’ineffable » qui se joue lors des repas dans les restaurants trois étoiles, entre prévenances étouffantes, commentaires sophistiqués et extases gastronomiques. Ces simulacres théâtralisés de la vie sociale donnent à Delerm l’occasion d’exercer son sens du détail, sa capacité d’observation fine, son goût du mot juste. Il nous fait penser au théâtre de Tchekov, à ces scènes où il ne se passe pas grand-chose et où, pourtant, beaucoup se joue.
On sera surpris et touché de lire sous sa plume quelques rares incursions dans le registre (mesuré certes) sinon de l’autobiographie, du moins du regard sur soi. Ainsi à l’occasion d’un chapitre consacré à un directoire spirituel écrit par un moine et que Delerm achète dans une brocante peut-on lire : « Aux pires nuits d’insomnie, bien des préceptes de ce livre me semblent désirables. Mais je préfère tout au chant unique de l’éternité. Mes angoisses. Mes affections. Mes souvenirs. Mes troubles. Toutes mes contradictions, qui ne me font certes pas brûler comme une cire très pure, mais cette consumation extatique ne me tente guère. Je préfère brûler en vacillant au moindre souffle. (...) Vivre cette éblouissante absence de certitude. Refuser toute sagesse trop longue. Être un homme et pas un séraphin. Jouer le bonheur contre la joie. » Superbes lignes pleines de retenue et néanmoins révélatrices d’une personne et d’une démarche d’écriture, et l’on se prend à souhaiter que l’auteur se consacre davantage à cette forme d’introspection, jamais nombriliste, toujours philosophique, et écrite avec la retenue et la subtilité qu’on lui connaît.

Car si les textes de ce nouveau recueil séduisent largement, il arrive également qu’ils lassent, et que la saveur ne soit pas toujours au rendez-vous de certains chapitres qui peuvent paraître trop faciles ou un peu répétitifs. Que Delerm nous pardonne, mais on a du mal à s’enthousiasmer lorsqu’il consacre un chapitre au rituel du secouement de sa serviette sur la plage. Et l’on préfère largement le suivre lorsqu’il écrit : « Avec les mots, rester solaire. Je sais ce qu’on peut dire à ce sujet : l’essentiel est dans l’ombre, le mystère, le cheminement nocturne. Et puis comment être solaire quand l’humanité souffre partout, quand la douleur physique et morale, la violence, la guerre recouvrent tout ? Et bien peut-être rester solaire à cause de tout cela. (...) Plus les jours passent et plus j’ai envie de guetter la lumière, à plus forte raison si elle s’amenuise. Rester du côté du soleil. »

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Le trottoir au soleil de Phillipe Delerm, Gallimard, 181 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166