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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Dans L’Orient Littéraire du 16 mars 1963, un texte du grand romancier libanais Farjallah Haik (1907-1994) extrait de son roman Le rendez-vous de Pise, inédit à ce jour.

2007 - 05
Nerveux, mais d’une bonté qui confinait parfois à la naïveté. Michel Nardal était rompu à l’art de se faire des amis. Il avait la certitude que le charme personnel n’est souvent pas suffisant pour attirer autrui. Aussi, lui arrivait-il de comparer les êtres humains aux fauves qu’on doit abattre d’un coup si l’on veut éviter leurs mâchoires. Il les fascinait par une générosité noble et inlassable… Mais cet homme qui aimait ne croyait pas à l’amour. Il aimait la femme comme on aime l’alcool, le tabac ou le bridge. C’était chez lui un vieux vice. En cela, il ressemblait un peu aux Anglais qui aiment leurs vices avec un détachement hypocrite. Et ce détachement finit par devenir lui-même le vice principal. L’amour?? L’amour?? Les anciens le mettaient dans un écrin?: le cœur. Aujourd’hui il est partout sauf dans son écrin. On a dit que l’amour est comme un reflet d’éternité qui touche un être et le met en état de grâce. Cette grâce ne s’était jamais posée sur la tête de Michel. Au surplus, il avait toujours manqué l’occasion de faire la connaissance de Dieu. Toutes les fois qu’il était sur le point de capter l’étincelle, il avait l’impression qu’elle éclatait plus haut que la mèche (...)

Michel venait de rompre avec Nelly, une jeune fille qu’il avait connue chez des amis. Un soir, il l’avait amenée dans sa garçonnière où elle s’était donnée à lui avec une simplicité déconcertante. Michel avait constaté qu’elle était vierge. Ici, on tient encore à la virginité?: un des grands mythes. La jeune fille peut mener la vie, se laisser embrasser et caresser par les garçons. Mais elle les avertit, missel en mains, qu’elle se réserve pour celui qui portera la double estampille de la Religion et de la Société. C’est ce conquérant-là qui doit enlever la place - forte – puisqu’il faut utiliser le langage des héros. Voilà le Mythe. Il y a de rares exceptions dont Nelly. Ce premier pas franchi. Michel savait qu’elle reviendrait. Et elle revint. Elle exigea même d’avoir une clef. Mais il n’avait aucun amour pour elle. Dans de tels cas, la jeune fille accuse toujours l’homme d’escroquerie?: son bien de vierge le plus précieux arraché frauduleusement. Et lorsqu’il lui parle de son consentement, elle fond en larmes et lui répond qu’il a annihilé sa conscience. Voilà. L’homme est toujours un magicien. Ce que la femme porte en elle, sa ruse, son sang, ses hormones, ne compte jamais…

Michel s’était soudain mis à détester Nelly. Un jour, sans mot dire, il claqua la porte. En marchant dans la rue, il pensa à ces petits impondérables qui tuent le désir chez l’homme. Maintenant, il se sentait seul. Le sentiment de solitude n’est jamais si fort en nous que lorsque nous rompons avec une femme pour nous mettre en état de disponibilité à l’égard d’une autre. Entre celle que nous rejetons et l’inconnue que nous attendons, il y a une sorte de «?no woman’s land?» qui nous rend parfois étrangers à nous-mêmes. Il se dit qu’il reverrait Nelly encore une fois. Ce n’était ni par amour ni par désir. Oh?! non. Mais nous voulons être toujours sûrs que notre partenaire a souffert de la rupture. D’ailleurs, que reste-t-il des amours humaines si ce n’est ce besoin de savoir qu’on a bien marqué l’autre??...

Farjallah HAIK
 
 
 
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