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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Témoignage
Avril brisé


Par Jad Tabet
2017 - 05
Beyrouth, été 1982. Fuyant les bombardements de Tsahal, nous nous retrouvons tous les jours chez Anne et Samir, dans leur appartement de la rue Mar Elias adossé au quartier populaire de Hay el-Leja.

Beyrouth-Ouest est assiégé et ceux qui ne sont pas partis tentent de se regrouper pour se donner de l’espoir et tenter de comprendre quelque chose à la logique absurde des cessez-le-feu qui semblent n’être conclus que pour annoncer une prochaine recrudescence des combats. Assis dans son coin, Samir est plongé dans la lecture du dernier roman d’Ismail Kadaré : Avril brisé.

Cette scène, toujours présente dans ma mémoire, résume pour moi toute la démarche de Samir. Son voyage jusqu’au bout de la violence commence par l’histoire de Gjorg, le jeune montagnard albanais qui vient de venger son frère en tuant son meurtrier et qui attend désormais celui qui doit à son tour lui ôter la vie pour laver son honneur, suivant les lois ancestrales du kanun. Une allégorie de la scène primitive, la tuerie de Miziara, qui fondera la quête permanente du jeune Samir pour comprendre les racines de la violence.

On a souvent décrit Samir comme un apôtre de la non-violence. Mais ne nous y trompons pas. Si Samir a effectivement appelé à une rupture avec la culture de la violence, dominante dans notre société depuis plus d'un demi-siècle, il n’a jamais été un hippie pacifiste ni un partisan de la flower power. Son plaidoyer pour le dialogue et l’entente ne fait pas abstraction de la violence, constitutive de tous les mouvements sociaux, mais tente de définir des mécanismes permettant de contrôler cette violence, de la canaliser, de la dissoudre dans le vivre-ensemble. L’intuition fondamentale de son dernier ouvrage c’est que la modernisation inachevée portée par le chéhabisme dans les années 1960 a détruit les mécanismes de contrôle traditionnels qui protégeaient les formations sociales claniques, sans pour autant créer d’autres mécanismes qui serviraient à domestiquer la violence, ouvrant ainsi la voie au déchaînement incontrôlé des identités meurtrières qui risque de mettre à bas le modèle social libanais.

En ce mois d’avril où les fleurs nous paraissent si froides, l’appel pour une nouvelle culture que nous laisse Samir apparaît comme une exhortation à ne pas baisser les bras. Loin d’être un discours moralisateur pétri de bien-pensance, loin de prêcher pour une version molle du Pacte national, c’est tout d’abord une invitation à nous libérer de nos prisons identitaires, à refonder le vivre-ensemble non sur un nouveau partage du pouvoir entre communautés et factions politiques, mais sur le respect des valeurs de tolérance et de citoyenneté librement assumées.

C’est un appel pour que le droit à la différence ne se transforme pas chaque fois en droit de tuer.


 
 
La tuerie de Miziara fondera la quête permanente du jeune Samir pour comprendre les racines de la violence.
 
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