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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Témoignage
Citoyen Samir, je te salue !


Par Roger Assaf
2017 - 05
Hier aujourd’hui
 
Quand on se rencontrait dans une réunion de famille où l’on était tous les deux conviés, loin des conjonctures et des débats, on s’amusait à un jeu qui était devenu une espèce de rite burlesque, je m’inclinais exagérément pour baiser le pan de ta veste en balbutiant : « ‘awafé ya beyk » et tu me relevais en rigolant avec un geste patriarcal. Ce court instant de faux-semblant comique, indice d’une complicité maintenue au fil des saisons, a pour moi la saveur d’une parodie caricaturale de ce que nous contestions tous les deux : la servilité et le népotisme, tares détestables de notre société clientéliste. J’hyperbolise sans doute, mais c’est un peu mon rôle, face à l’homme rationnel que tu étais. Rationnel, oui, prenant la politique au sérieux, penser avant de parler, parler avant d’agir, agir conformément à des convictions que l’on a pensées et repensées, infatigablement. Rationnel mais passionné (oui, ce n’est ni contradictoire ni paradoxal), ou plutôt passionné mais rationnel, passionnément libanais, rationnellement opposant au système libanais.

Aujourd’hui, rien n’a plus de sens que de mesurer ta vie avec ce que tu croyais devoir être le Liban. Ce Liban, tu l’as hérité de ton père, puis tu l’as repensé à l’échelle de la Révolution de 68, dans les rangs de cette jeunesse rebelle qui ne pouvait admettre les allégeances confessionnelles, les inégalités sociales, les coercitions et les acculturations. Ce Liban-là, nous l’avons rêvé, cette jeunesse-là, nous l’avons vécue, dans le tumulte des terminologies et des idéologies contradictoires, à la recherche d’une expression citoyenne dans laquelle nous pourrions nous reconnaître.

Liban ? Révolution ? L’un sans l’autre ou l’un dans l’autre ? Je ne sais pas, mais il est un espace auquel tu appartiens, l’espace d’une utopie possible, celle où nos chemins se sont croisés et où notre amitié s’est ancrée.

Aujourd’hui demain
Tu as le front plus large que le visage. J’ai gardé cette image qui te caractérise. Un visage tout en angles, droit devant sur le réel, sous un front déployé dont on ne voyait pas les limites. Tu ressembles à ce que tu disais sans jamais élever la voix, des mots en équerre nés d’une pensée plus vaste qui ne voulait pas être cernée. Parce que les mots ont des limites qui changent avec le temps, et que la fidélité aux idées se heurte à l’infidélité des mouvements qui les portent. Quand on voyage à travers les violences (comme tu l’as fait) à la recherche de… ce que l’on a peur de définir avec des mots (la vraie paix ? l’unité libanaise ? la démocratie ? la liberté ?...) et que tu as sagement appelé le « vivre-ensemble », on se méfie des cris et des poings levés, on parle de la guerre sans hurler, on appelle la paix sans brailler, on se demande le pourquoi des choses, sans fin. J’ai dit sans fin. Aujourd’hui. Parce que je suis convaincu que tu continueras à nous les poser, ces questions que tu as débusquées et que tu nous as léguées. L’idée m’amuse, je ne peux me retenir de la dire : il y a tant de photos de toi où ton crâne chauve impose sa présence que je t’imagine en Hamlet, dans ce « royaume pourri » qui est le nôtre, te tenir en face de ton image et poser la question « to be or not to be » en termes qui soient les nôtres, être ou ne pas être libanais, subir ou refuser, « mourir, dormir, rêver peut-être (…) quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort ? (...) voilà qui mérite réflexion (…) sinon, qui supporterait les torts de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les lenteurs de la justice, l’insolence des gens au pouvoir, les rebuffades que les méritants reçoivent des hommes indignes (…) » Shakespeare m’étonnera toujours !

Je redis « sans fin ». Ton « voyage au bout de la violence » n’est pas fini, tu nous invites à le poursuivre, poursuivre la quête de ce « vivre-ensemble » qui est la seule politique respectueuse de la réalité humaine du Liban, de sa diversité et de son statut moral et culturel. La citoyenneté ne se met pas au pluriel, la « pluralité » au Liban ne sert qu’à partager les portions du pouvoir, la solidarité active (la « culture du lien ») se construit plutôt dans la « diversité » et la complémentarité avantageuse. T’ai-je bien compris, citoyen Samir ?

Dans l’église ou tu nous as réunis, j’ai croisé les regards de cette admirable famille soudée à toi, et j’ai été impressionné par l’énergie qui s’en dégageait. Anne, Hala, Samer, coulés dans le même métal, j’ai senti que vous n’aviez pas besoin de réconfort, mais d’affection et de respect, et d’adhésion à l’idée que Samir n’est pas dans notre mémoire mais dans notre avenir.

Citoyen Samir, je te salue !


 
 
Tu ressembles à ce que tu disais sans jamais élever la voix, des mots en équerre nés d’une pensée plus vaste qui ne voulait pas être cernée.
 
2020-04 / NUMÉRO 166