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Témoignage
« Il était mon seul parti »


Par Jabbour Douaihy
2017 - 05
Au moment des ruptures, des bouleversements qui ont brouillé si souvent les données dans la tourmente libanaise, il nous fallait à tout prix savoir ce qu’il en pensait. Chez lui, autour d’un déjeuner d’amis, ou même le suivre à la télévision, l’écouter donner le ton avec sa voix chaleureuse, presque chuchotante, aller à l’essentiel sans effet d’annonce. Après cela, on y voyait toujours plus clair.

Je n’étais pas assidu, je participais rarement aux rencontres qu’il animait mais j’étais de son parti et quand j’y pense maintenant qu’il n’est plus, qu’il nous a fait apprivoiser sa mort avec une si longue maladie qu’il a affrontée avec un courage si rare, il était mon seul parti.

Pourtant ce n’était pas évident, nous sommes du même bled, nés si proches et si éloignés, lui un Frangié et moi un Douaihy, deux familles séparées par un long conflit sanglant et stérile. Là aussi, il m’a poussé à conjurer par la fiction romanesque (Pluie de juin) cette tuerie de Miziara et ses suites, qui a marqué notre première jeunesse et qui avait opéré, selon lui, comme une répétition générale du conflit qui allait ravager tout le pays deux décennies plus tard.

Mais le jeune Frangié ne comptait pas en rester là. Il nous entraînera, et peut-être par réaction extrême contre ce terreau identitaire, vers une gauche idéaliste et internationaliste dont il lui fallait avec quelques « camarades » inventer la (difficile) version libanaise. Cela lui valut le surnom coriace de « bey rouge » (syndrome vérifié chez certains « fils de famille » marginalisés par les aléas de la vie politique libanaise, dit-on) qu’il acceptait avec le sourire même après avoir déserté les rangs de cette gauche combien incertaine.

La guerre a bousculé nos certitudes et a fait voler en éclats la construction idéologique prestement rafistolée. Certains d’entre nous s’accrochèrent, par paresse appelée parfois fidélité, à des convictions surannées et dévoyées, s’embourbant dans le conflit libanais et ses rebondissements, d’autres, et j’en suis, cherchèrent dans la littérature ou dans les beaux-arts une consistance qui les consoleraient du gâchis.

Lui, il est resté, parfois seul, face à la tourmente, essayant avec un optimisme sans faille, une bienveillance à toute épreuve, de recoller les morceaux, ceux qu’il pouvait recoller, à commencer par une belle pléiade d’amis distribués sur les quatre coins du pays et issus de ses différentes communautés, un microcosme censé représenter un Liban possible. C’est d’ailleurs cette idée d’un Liban plutôt à réinventer, un espace unique de coexistence islamo-chrétienne qu’il baptisera le vivre-ensemble, qu’il voulait promouvoir face à la montée des antagonismes communautaires qui ravagent la région. Lui-même, fils du maronite Hamid Frangié, a toujours habité dans ce qui était devenu Beyrouth-Ouest, même au plus fort de l’hystérie des exclusions et du nettoyage confessionnel de l’espace de la capitale, et je le soupçonne même d’avoir été plus à l’aise avec ses amis musulmans.

Pourtant, et après une stagnation due à l’occupation syrienne et pendant laquelle il ne cessait de provoquer des occasions de dialogue, c’est du côté chrétien, avec le Rassemblement de Kornet Chehwane, que lui sera enfin offerte l’occasion de sortir de son élitisme. Il saura aider à faire adopter par cette assemblée présidée par un évêque représentant le patriarcat maronite un discours éminemment national dépassant les clivages sectaires.

L’assassinat de Rafic Hariri mènera la mobilisation à son paroxysme et fera se retrouver main dans la main les différentes composantes libanaises, place des Martyrs. C’était l’instant pour lequel Samir Frangié semble avoir toujours œuvré et si un seul nom devait être associé au 14 Mars c’est forcément le sien.

La « politique libanaise » ne lui a pas réussi et c’est tout à son honneur. Il incarnera une idée, et pourquoi pas un idéal, voire un rêve. Un autre Libanais au sourire aussi énigmatique, Georges Schéhadé, a dit que celui qui rêve ne meurt pas, il se mélange à l’air.


 
 
 
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