2020-04 / NUMÉRO 166
ENQUêTE
Mahmoud Harb :
« Manuscrits et objets d’écrivains : le marché de l’innocence »
Pourquoi collectionne-t-on des objets ayant appartenu à des gens de lettres ? Rencontre avec trois spécialistes de renommée.
Propos recueillis par
2017-03-02
Pas un mois qui passe sans que la presse n’annonce une vente sensationnelle d’effets personnels d’écrivains. En moins d’un an, en France, les collectionneurs ont pu mettre le grappin sur les dessins de Rimbaud enfant, le revolver avec lequel Verlaine aurait tiré sur son jeune amant, des lettres d’amour de Barthes, la correspondance de Vigny, les papiers intimes de Proust, le passeport et notes d’Artaud, etc. Les enchères grimpent, les zéros s’alignent sur les chèques, les médias s’emballent, les passionnés de littérature soupirent d’envie. Mais pourquoi cet engouement enfiévré ? Quel doux désespoir recherche-t-on dans un revolver quelconque que l’on ne goûterait pas dans les Poèmes saturniens ? Quelle brûlure un bout de passeport périmé peut-il imprégner à l’esprit que ne pourraient susciter les Nouveaux écrits de Rodez ? 

« Il y a un côté fétichiste » qui dépasse l’aspect littéraire, répond Patricia de Fougerolle, directrice associée du département Livres et Manuscrits chez Christie’s, à Paris. « C’est la provenance qui donne à l’objet sa saveur, ainsi que son côté unique. » Au titre de sa « provenance », l’objet ayant appartenu à un écrivain se vendrait, s’achèterait alors de même que « la veste d’Einstein » ou qu’« une commode de Marie-Antoinette », simplement parce qu’il permet de « s’immiscer dans la vie » d’une personne illustre, en l’occurrence un écrivain, dans son intimité. Une intimité que le marché offre parfois intacte. Mme de Fougerolle évoque la vente des effets d’Émilie du Châtelet. « Il y avait des caisses entières. Rien n’avait été déplié depuis 1749 ! Tout était en liasses, avec des petits rubans de soie… »

Et la quête du privilège de défaire ce ruban de soie enflamme les passions. Pierre Leroy, cogérant du groupe Lagardère, acquiesce. Collectionneur invétéré et de grande renommée – « collectionner c’est un peu créer », dit-il –, il affirme rechercher « une proximité avec l’artiste, d’un peu de sa présence, de son compagnonnage ». « J’ai les objets de ma collection près de moi. Je peux les prendre en main. Je suis avec eux, se délecte-t-il. Ma collection est un petit paradis que je me crée, où se rassemblent des amis, des gens qui me parlent. »

La prolongation, et le flair

Et l’objet est d’autant plus loquace, pour Pierre Leroy, qu’il se rattache à des destins tragiques, pour lesquels le collectionneur admet une certaine prédilection. « Pour Camus – un père spirituel –, j’ai pu acquérir un livre de Nietzsche qui ne le quittait pas et qu’il avait dans sa sacoche, avec le manuscrit du Premier homme, quand il est mort, sur la route », se félicite-t-il. L’objet est alors « très vivant » au point de sentir, dans un manuscrit, « de l’ardeur, de l’ennui, de la colère ou du désespoir ». Les béotiens en matière de collection devraient se tordre de jalousie en s’imaginant une expérience transformée de la lecture, plus pénétrante, moins laborieuse, face à un manuscrit raturé qu’avec une vulgaire édition de poche. Et pourtant, l’on ne collectionne pas pour lire. « Je ne lis jamais sur une pièce de collection, concède M. Leroy. C’est trop fragile. »

La dissociation entre lecture et collection est en effet telle que certains acheteurs acquièrent des manuscrits qu’ils ne peuvent guère déchiffrer. Mme de Fougerolle se souvient ainsi d’un « collectionneur d’Asie » apparu sur la scène française lors de la « vente Victor Hugo » en 2012. « Depuis, il achète régulièrement des manuscrits français, du Georges Sand, d’autres écrivains. » Mais « il ne parle même pas le français ».

Cela vous-étonne-t-il, M. Leroy ? « Non, je comprends très bien, répond le collectionneur. Moi aussi j’ai des textes d’auteurs allemands, dont je ne comprends pas la langue. Rilke par exemple m’intéresse. J’ai des recueils écrits de sa main, un mouchoir brodé à son nom. Il y a une prolongation par l’objet. »

Mais la dissociation entre lecture et collection n’est pas une règle générale. Ainsi, Jacques Guérin, parfumeur et collectionneur légendaire, s’était « adressé à Jean Genet dès 1946, alors que ce dernier était encore un inconnu, raconte, Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC. Il avait lu le manuscrit de Notre-Dame-des-Fleurs, encore en édition clandestine, et a senti qu'il avait affaire à un vrai écrivain. Être collectionneur, cela ne demande pas tant d'avoir de l'argent que d'avoir du flair. Genet, très étonné qu'on s'intéresse à ses manuscrits, le lui a vendu cher ».

Notre-Dame-des-Bons-Filons

Depuis cette douce époque, le marché des manuscrits et effets personnels d’écrivains a profondément muté. Pierre Leroy évoque « l’effondrement du pan de la collection traditionnelle, un peu bourgeoise, celui des éditions originales sur grand papier, reliées, mais sans rien d’autre ». « Le marché se concentre désormais sur les choses les plus exceptionnelles, avec des prix très élevés. »

De fait, les prix flambent, multipliés par plus de six en une décennie, croit savoir M. Leroy. Cela touche bien entendu bon nombre de grands écrivains et, paradoxalement, surtout les « auteurs maudits dont raffolent les collectionneurs » selon M. Dichy. « Céline, Artaud, Genet, Rimbaud (le plus cher des auteurs français), Lautréamont, Nerval, Sade ont une sorte de valeur ajoutée. Ils valent plus cher que des valeurs sûres comme Musset, Zola, Gide ou Valéry », précise-t-il.

Les admirateurs de ces écrivains pourraient se désoler que la plupart d’entre eux aient vécu désargentés sans avoir pu goûter à la manne financière dont bénéficient aujourd’hui les marchés grâce à leurs créations. Mais peut-être que telle est la règle : « C’est quand on est mort que l’on vaut de l’argent ! », s’amuse Mme de Fougerolle. Genet, lui, a en revanche su « exploiter le filon », indique M.Dichy. « Pour lui, ses manuscrits n'avaient aucune valeur en soi mais il a compris qu'ils intéressaient les collectionneurs, poursuit-il. Mais comme il avait la flemme de recopier lui-même ses livres, il le faisait faire par ses amants. Genet se contentait d'écrire, avec un certain culot, dans la marge : “Je certifie que ce manuscrit est authentique.” Aujourd'hui, ces manuscrits faux, mais authentiquement certifiés, sont très recherchés. »

Les auteurs contemporains auraient quelque mal à émuler Genet et ce n’est pas faute d’amants scribes. Ils suscitent tout simplement moins d’engouement. « Une vente de manuscrits d’un auteur contemporain ? » Mme de Fougerolle hésite. « Je crois me souvenir d’une vente d’un texte de Gabriel Mazneff. » Mais, l’aurait-on voulu, peut-on seulement collectionner les écrivains d’aujourd’hui ? « Plus personne n’écrit à la main, relève Pierre Leroy. Cela fait disparaître le manuscrit, le brouillon. La matière même de la collection risque de périr. »

Mais heureusement que les reliques des précédentes générations ont survécu, que l’on trouve encore la liste de course de Hugo, les billets doux de Proust, le mouchoir de Rilke. D’ailleurs où est-il ce mouchoir, M. Leroy ? « Il est rangé dans une boîte, avec les livres. » Le sortez-vous quelque fois ? « Cela m’arrive. Je revisite régulièrement tout cela… »

 


Le revolver avec lequel Verlaine a failli tuer Rimbaud.
Estimation : € 50.000-70.000
Prix réalisé : € 434.500 

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