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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Table ronde
Violences et liberté d'expression
L’« exécution » d’une équipe de journalistes par un gang terroriste au cœur de Paris constitue un acte d’une violence inouïe. L’assassinat de la pensée n’est-il pas finalement l’expression la plus abjecte de l’inhumanité ?


Par Michel Hajji-Georgiou
2015 - 02
À quelques exceptions près, le monde ne s’y est d’ailleurs pas trompé, puisqu’il a réagi à la barbarie en exprimant et manifestant, de différentes manières, une solidarité exemplaire, sous le double-étendard du rejet de la violence et de la défense de la liberté d’expression, indépendamment des nombreuses postures critiques à l’égard de la ligne éditoriale, du style et du genre de Charlie Hebdo.
Si l’événement a été plus d’une fois passé au crible, depuis, sous l’angle du terrorisme, de la liberté d’expression et de l’équation islam-Occident, il n’en reste pas moins que les problèmes qui le sous-tendent sont bien plus vastes et complexes, et requièrent, de ce fait, une variété de lectures diverses loin des idées reçues, essentialismes et analyses binaires, étriquées, simplistes ou statiques.
Passé le choc traumatique causé par l’acte terroriste, L’Orient Littéraire a donc voulu poser le problème dans sa complexité et sa pluridisciplinarité, faisant appel, pour ce faire, à une variété de personnalités académiques de formations, d’horizons et de confessions différentes, dans le cadre d’une table ronde : l’ancien ministre Tarek Mitri, l’ancien député Samir Frangié, la psychologue et sociologue Mona Fayad, les écrivains Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Alexandre Najjar et Farès Sassine, ont ainsi été appelés à réfléchir ensemble sur les différentes pistes politiques et culturelles induites par cet événement. Un débat auquel ont également contribué par le biais d’interventions écrites : Khaled Ziadé, ambassadeur du Liban en Égypte, Jean-Pierre Filiu, professeur des universités à Sciences Po, et Joseph Moukarzel, éditeur du journal satirique libanais Addabbour, fondé en 1922. Avec comme fil conducteur, un souci qui habite les esprits et revient dans le débat comme un leitmotiv : l’importance du vivre-ensemble, qui reste, in fine, dans un monde ultra mondialisé où la tension entre l’universel et le particulier est plus forte que jamais, un apprentissage de tous les jours.

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Être Charlie ou ne pas l’être Par Joseph Moukarzel 
 
 
 
 Tarek Mitri : Toute cette polémique est-elle le fait d'une exception française ? Les lois françaises relatives à la liberté d'expression sont limitées et restrictives. Si l'on pense par exemple à la loi Gayssot, qui condamne toutes sortes de révisionnisme, elle est extrêmement restrictive. Mais le droit d'être irrévérencieux, pour ne pas utiliser un autre mot, est garanti dans un pays comme la France. Nous sommes donc face à un premier paradoxe. Par ailleurs, il y a une certaine logique dans la loi française – même si je suis plutôt pour une approche multidimensionnelle que juridique du problème – qui protège les citoyens contre l'insulte mais ne protège pas ses convictions, comme s'il était possible de séparer un citoyen de ses propres convictions, sachant que les convictions religieuses constituent le noyau dur de l'identité de beaucoup de gens à travers le monde. Dans la loi française, il existe un texte qui protège les citoyens contre l'insulte, mais pas les croyances contre la diffamation. Historiquement, les satires sont censées se moquer de personnages publics dans le but de changer la société. Or dans le cas de l'irrévérence face aux valeurs religieuses profondes, la satire n'a pas cet objectif ou cette fonction. Aller jusqu'au bout de la satire, est-il indispensable, au risque de heurter la sensibilité d'un certain nombre de citoyens de France ? Nous vivons dans un monde où 20% des États ont des lois contre le blasphème, qui sont très ambiguës, et même dangereuses. Dans un pays comme le Pakistan, on les instrumentalise à des fins politiques et personnelles. Je ne suis pas du tout favorable à une loi contre le blasphème, qui poserait beaucoup plus de problèmes qu'elle n'en résoudrait. Mais il y a, à travers le monde, une perception de la chose religieuse qui la rend relativement immunisée contre la moquerie gratuite. Charlie Hebdo ne fait pas usage de la satire pour réformer l'islam. D'ailleurs, ce n'est pas aux non-musulmans de réformer l'islam. L'objectif de cette satire est de stigmatiser l'islam. Cela pose la question de la codification de la violence morale, ce qui est difficile à faire. Elle est codifiée par exemple aux États-Unis. C'est pourquoi je parle d'exception française où il reste un fond d'anticléricalisme. Dans ce sens, Charlie Hebdo est avant tout anticatholique. Il est possible de pousser en France la satire jusqu'à heurter la sensibilité profonde des gens pour une finalité que je ne saisis pas.

Farès Sassine : Mais il y a aussi des choses éminemment gratuites dans l'art tout entier, qui est une finalité sans fin, et que l'on peut respecter même s'il n'a pas de but.

Samir Frangié : Je souhaite revenir sur cette question mais d'un autre point de vue. Au sein d'une société plurielle, le vivre-ensemble nécessite une forme de politesse. C'est le droit absolu de tout le monde de critiquer tout le monde. Je ne suis certes pas pour une codification quelconque dans ce sens. Mais, dans la pratique, si l'on souhaite faire de la France un pays pluriel, il faut prendre en considération ce que pensent les autres secteurs de la population. J'utilise le vocable de « politesse » par ce que, sans politesse, il n'y a pas de liens avec l'autre, et, sans politesse, il y a une violence qui va rester en permanence et qui va continuer à opérer, on le constate dans tous les domaines qui n'ont rien à voir avec la religion et avec le blasphème. Dans une société comme la nôtre par exemple, où l'on ne respecte pas le code de la route, cela crée des problèmes énormes. Je crois que c'est sous cet angle qu'il faudrait analyser ce qui s'est passé en France. L'analyse de savoir s'il s'agit d'une atteinte ou pas, s'il faut réprimer ou pas... n’est pas la bonne. Chacun est libre de faire ce qu'il veut dans les limites de la loi, mais si l'on veut promouvoir un vivre-ensemble, il existe des règles de comportement qui sont nécessaires. Il est évident, dans un pays où l'on compte 6 millions de musulmans, qu'il faut éviter ce genre de comportement. Ce qui a été fait ne justifie en aucun cas le crime odieux qui a été commis, je crois que nous sommes tous d'accord sur cela. Mais comment, à partir de ce qui s'est passé, relancer cette idée de vivre-ensemble, d'autant que la manifestation du 11 janvier est historique. Il s'agit de la manifestation la plus importante que la France ait jamais connue. Elle a regroupé de tout, sur le plan religieux communautaire, etc. Tout le monde était là. Comment refonder sur cette unité, autour de ce qui s'est passé, pour jeter les bases d'un vivre-ensemble. 

Mona Fayad : Est-ce à nous, Libanais et Arabes, de discuter, après coup, la liberté d'expression en France ? Surtout après les coups de fouet donnés, par exemple, au blogueur saoudien Raïf Badawi ? Cette affaire est propre à la société française. J'aurais pu avoir une opinion sur la question de la liberté d'expression, de l'opportunité ou pas du blasphème, mais avant les attaques contre Paris. Après coup, pour moi, cela est immoral. C'est comme si nous étions en train de dire que Charlie Hebdo avait fait quelque chose d'inacceptable, et que tel en était le résultat. Or ce qui s'est produit est le fruit d'un problème très complexe : la mondialisation, le capitalisme sauvage, l'existence d’un complexe d'infériorité chez les Arabes, l'occupation de Jérusalem, les révolutions arabes, la répression menée en Syrie par Bachar el-Assad contre son peuple, avant lui par Saddam Hussein contre le sien, l'ingérence de l'Iran dans les affaires arabes, le rôle de la Turquie, etc. Chacun de ces facteurs joue un rôle dans l'émergence du terrorisme. Las de tenter de comprendre le problème entre l'islam et l'Occident et comment l'Occident doit traiter avec l'islam, comme si l’islam était réellement opprimé... Il est temps que nous personnalisions le problème avec un peu de fermeté et de dureté pour tenter de comprendre pourquoi nous sommes ainsi, sans faire de l'auto-flagellation. Nos sociétés sont dans l'impasse à tous les niveaux et sont en train de produire de la violence, quelles qu'en soient les raisons. L'étude du parcours des frères Kouachi prouve qu'ils avaient des problèmes personnels expliquant leur criminalité. Ce sont des criminels qui ont été au Yémen et qui y ont trouvé qui les exploiter au niveau des services de renseignements. D’ailleurs, il se peut très bien que ce soit l'Iran, par exemple, qui soit l'origine de l'attentat. Peut-on écarter la thèse d’une exploitation pour politiser la religion et creuser des fossés culturels ? Enfin, pourquoi dois-je m'exprimer sur ce qui se déroule en France et me taire sur les violations de la liberté d'expression en Arabie saoudite ? Il y a un problème dans les sociétés islamiques qui devrait être débattu.

Farès Sassine : Samir Frangié a parlé du vivre-ensemble. Vivre ensemble a des conditions dans chaque pays, qui ne peuvent pas être les mêmes en France qu’au Liban. Au Liban, il serait inconcevable que les chrétiens critiquent Mohammed ou que les musulmans critiquent le Christ, bien que l'on ait assisté à de grosses polémiques sur Aïcha ou Fatima. En ce qui concerne le vivre en commun et la tradition française chez Voltaire et chez Sartre de se moquer de tous les prophètes et de se moquer du Christ et de la Sainte Trinité, je crois, comme c'est le cas chez Kant, dans le monde animal et dans la pensée de Konrad Lorenz, qu’il n'y a pas de paix sans délimitation de territoire. Il faut délimiter des territoires pour que chacun ne puisse pas intervenir chez l'autre. Or il est impossible de délimiter sans batailles, parce que les frontières ne sont pas limitées d'emblée. Ici, la délimitation de ce qui est critiquable ou pas se fait parfois dans le sang… Jusqu'où peut-on aller ? Où faut-il s'arrêter ? Dans ce sens, l'affrontement peut être bénéfique et doit aboutir à une nouvelle donne. Sans Charlie Hebdo, tous ces problèmes ne se seraient pas posés. Charlie Hebdo se moque de tout, pas seulement de l'islam. J'ai lu l'article de Delfeil de Ton dans Le Nouvel Observateur, qui dit, en substance : « Qu'est-ce que nous avons à faire avec ces peuples, Bachar et ceux qui se sont révoltés contre lui sont pires les uns que les autres ; n'intervenons pas et sauvegardons nos vies ». Or je trouve cela encore plus égoïste que Charlie Hebdo…

Jabbour Douaihy : Quand Voltaire critiquait Mohammed, personne n'en entendait parler dans le monde musulman. Actuellement, les caricatures font le tour du monde en quelques secondes. La mondialisation est à l'envers. L’on voit ainsi un responsable iranien menacer Israël de répondre pour avoir tué des ressortissants libanais sur le sol syrien… Par ailleurs, ce qui a démarré avec Charlie Hebdo existait déjà avant. C'est une guerre, qui a pris, en plus, actuellement, un aspect culturel. Avant, avec la création de l'État d'Israël, jusqu'au 11 Septembre, le politique avait la prédominance dans la confrontation. Les caricatures de ce petit journal ont fait rebondir quelque chose de différent, une nouvelle facette de la guerre, à caractère culturel. Je comprends qu'il ne faille pas insulter l'islam, nul ne le fait jamais au Liban, dans le respect d'une tradition conviviale. Mais je comprends aussi quand le Français s'attache à son identité, même si c'est Charlie Hebdo qui est visé, dont il ne partage pas forcément la ligne. Nous sommes donc en présence de deux solidarités très fortes. Par ailleurs, l'islam est en train de devenir une idéologie light. C'est devenu la couverture d'un mouvement, comme autrefois le marxisme et ses avatars étaient le propre de beaucoup de terrorismes de leur temps. Actuellement, l'islam est prêt pour des gens venus d'horizons un peu divers qui y adhèrent très facilement : les indignés, les « en colère », les déclassés, qui ne sont pas musulmans et qui ne trouvent pas moyen, autrement, de s'exprimer…

Charif Majdalani : Une caricature parue récemment affirmait que l'horreur se poursuivait au quotidien, parce que 5 millions de Français étaient en train de découvrir les caricatures de Charlie Hebdo au jour le jour… Ceux qui achètent aujourd’hui Charlie Hebdo ne connaissent donc pas cette revue... Il ne faut évidemment pas de loi pour interdire Charlie Hebdo, il faut juste laisser cette revue là où elle est, avec ses 50 000 abonnés. Passer de nouvelles lois restrictives ne réglera pas le problème. Au contraire, chaque groupe pourrait alors crier au blasphème dès qu'il est question de sa croyance : on n'en finirait plus ! En revanche, je suis d'accord avec Mona : il faut se poser des questions. D'où cela vient-il ? Il nous faut nous interroger nous-mêmes, et il faut que le monde musulman s'interroge. Si tout cela a un tel retentissement dans le monde musulman aujourd'hui, c'est que ce dernier se trouve dans une impasse, parce qu’il n'a pas réussi à s'acculturer à la civilisation occidentale qui s'impose partout, contrairement aux Japonais, aux Indiens ou même aux Chinois qui, eux, ont réussi. Incapable d'être « résolument moderne », sa réaction est le rejet, qui trouve son expression dans des idéologies extrémistes, comme, il y a 20 ans, la révolte s'exprimait à travers « les Rouges ». Les brigades rouges ont bien tué Aldo Moro ! C'est pour ça que, pour moi, la crise n'est pas religieuse. Elle est purement identitaire. 

Alexandre Najjar : D’abord, il est évident que nous sommes tous horrifiés par cette réponse violente, terroriste, à une provocation artistique. Ensuite, nous n’avons aucune leçon à recevoir en matière de liberté d’expression, avec les 25 à 30 journalistes qui ont été tués chez nous, les derniers en date étant Samir Kassir et Gebran Tuéni, ou gravement blessés, comme May Chidiac. Au Liban, il s’agit d’un problème qui nous concerne et qui nous touche depuis longtemps. Je suis tout à fait d’accord avec Samir Frangié sur la question du vivre-ensemble. C’est exactement la même idée que j’avais formulée dans mon livre Les anges de Millesgården. Au cours d’un voyage en Suède, une journaliste m’avait demandé quel était mon avis concernant les menaces à l’encontre d’un journaliste suédois, suivant celles qui avaient été proférées contre le caricaturiste danois, dans l’affaire des caricatures du Prophète. Je lui avais répondu que, comme le dit Flaubert, la « censure est impie », mais, dans les sociétés multiconfessionnelles et multiethniques – et la plupart des sociétés occidentales le sont devenues, ce qui fait la différence avec l’époque de Voltaire, où ce vivre-ensemble n’existait pas –, le pluralisme exige un minimum de respect. Au Liban, nous avons expérimenté nous-mêmes cela, et, malgré toutes les tensions politiques qui nous opposent, nous maintenons un garde-fou qui est le respect de l’autre, parce que c’est le pilier du vivre-ensemble. Nous avons d’ailleurs, ici, l’« incitation à haine sectaire » qui opère comme une ligne rouge, même lorsque l’on s’étripe dans les médias sur des questions politiques… Dans la tradition française, il y a toujours eu cette impertinence ou cette grande liberté de ton, qui existait aussi bien chez Molière, dans Tartuffe ou Dom Juan, que chez Voltaire – même si la France n’a pas le monopole de la liberté d’expression : on a vu d’autres pays, qui ont la liberté d’expression comme dogme, refuser de reproduire à la télévision les caricatures de Mohammed, ce qui prouve que ce n’est pas une question de liberté d’expression, mais que certains ont décidé de favoriser l’idée de respect et de responsabilité. La notion de responsabilité est importante dans ce contexte : Charlie Hebdo a republié un nouveau numéro avec des images provocatrices. Résultat : au Niger, 24 églises ont été brûlées et 4 personnes tuées. Il est évident que ceux qui ont commis ces actes au Niger ont réagi d’une manière primitive et barbare aux nouvelles provocations, mais il y a une responsabilité : celle de l’écrivain, dont parlait Sartre, et celle du journaliste. Chaque mot, chaque dessin, peut avoir des répercussions qui peuvent provoquer. Au plan moral, je suis responsable si ce que je fais, dis ou écris engendre des représailles stupides et inadmissibles. Ce qui est plus important encore, c’est que le Français n’a pas encore compris que le facteur musulman vit désormais avec lui, et non pas chez lui. Et même si cela était le cas : lorsque j’accueille quelqu’un chez moi, je le respecte. Or il y a un vivre-ensemble en France qui commence à se rapprocher du nôtre, même si la laïcité est extrêmement présente dans la Constitution. La réponse à l’intolérance des assassins, c’est de faire preuve de tolérance, et non de brandir une autre intolérance qui va aller crescendo. De la tolérance aussi de la part des musulmans : ce n’est pas parce qu’il y a le dogme intouchable de l’image du Prophète que de telles réactions sont admissibles. Cette idée de vivre-ensemble rejoint d’ailleurs la position adoptée par le pape François dans toute cette affaire. 

Farès Sassine : Signalons qu’un journal turc et un journal iranien ont reproduit les caricatures. En fait, l’objectif derrière ce dogme est d’empêcher des voix dans le monde musulman d’être critiques…

Alexandre Najjar : J’ajouterais que Plantu a argué du fait que, pour critiquer les islamistes, il fallait dessiner des islamistes, pas Mohammed. Cela rejoint mon point de vue.

Tarek Mitri : Nous sommes en principe, Arabes, musulmans et Français, unis tous ensemble dans un combat contre le terrorisme, qui s'avère être islamiste dans cette situation précise. Pour pouvoir mieux combattre les terroristes, il faut les isoler de l'ensemble de la communauté. Or ce qui est arrivé, malheureusement, au lieu d'isoler les terroristes, a permis, au nom du rejet de ce qui est arrivé, de permettre une identification, qui ne dit pas son nom, de beaucoup de musulmans avec cet islam victimaire d'Europe. Je trouve cela affligeant. Je suis par ailleurs d'accord avec Charif Majdalani sur la question identitaire. En allant dans le même sens, il y a un « choc des ignorances », comme le dirait Edward Saïd: d'une part, des musulmans qui se définissent par leur rejet de la laïcité, que des musulmans confondent avec le christianisme. Preuve en est, ce qui s'est produit au Niger. C'est un rejet de la laïcité et qui se traduit, dans la conscience de certains musulmans, par un rejet du christianisme. 

Charif Majdalani : Il faut dire que le christianisme est perçu comme le fruit culturel de l'Occident, de la même manière que la laïcité, d'ailleurs. 

Tarek Mitri : Or ce n'est pas la même chose. Il y a un retour en France, que cette crise a montré, vers une identité qui se définit par opposition au christianisme et au catholicisme – rappelez-vous le débat qui avait eu lieu au sein de l'Union européenne, et quelle était la position de la France sur l'identité de l'Europe et ses racines religieuses : la position française était de loin la plus extrémiste –, un rejet de l'islam et un rattachement à la religion laïque de la France. Enfin, ce qui est aussi déplorable pour nous Arabes et musulmans et pour les Occidentaux, c'est qu'on essentialise l'islam de part et d'autre. L'islam des laïcistes est un islam intolérant, rétrograde, violent. Et l’essentialisme de beaucoup de musulmans veut que l'islam soit tout beau, tout gentil, innocent de tous les crimes commis en son nom. Or il n'y a pas « d'islam » : il y a des musulmans. L'islam des textes est lu de milles et une manière, les lectures du Coran sont diverses, plurielles. L’islam historique est aussi tout à fait pluriel. Le problème, c’est qu’en essentialisant de part et d’autre l’islam, on ne peut plus avoir ce débat. Telle est la gravité de ce qui arrive, aussi bien pour nous que pour les Occidentaux.

Samir Frangié : Je pense qu’il y a, indépendamment de ce qui s’est produit avec Charlie Hebdo, un problème qui se pose fondamentalement aujourd'hui en Europe : celui de la crise du projet libéral. Après la fin de la Guerre Froide, on avait pensé qu’un camp avait gagné, avec son projet économique et culturel, et l'on découvre aujourd'hui que ce n'est pas le cas. Il y a donc en Europe une peur généralisée du déclassement social dû à la crise, qui engendre, dans tous les pays d'Europe, une montée aux extrêmes. Les musulmans n'y sont pour rien dans l'émergence d’un parti nazi en Grèce, par exemple. Ils n’y sont pour rien dans l'apparition, en Bulgarie, d'un chef de parti qui veut transformer les Tziganes en savon. D’autre part, il y a, chez les immigrés surtout, une incapacité à pouvoir se projeter dans l'avenir. Pour quelqu'un qui ne peut pas se projeter dans l'avenir, se projeter dans la mort devient alors un choix possible. Par ailleurs, il y a cette idée de « comment transformer le regard de mépris que les gens nous portent en regard de peur ». En d'autres termes, je ne peux pas m'intégrer non pas parce que je ne veux pas, mais parce que la porte pour le faire ne m'est pas ouverte ; et donc, ne pouvant m'intégrer, je rejette cette intégration pour retrouver mon estime de soi… C'est, en gros, le phénomène en cours. Enfin, concernant la société française, et là je cite un médiateur de la République qui, en 2011, parlant du malaise français, disait : « C'est un pays où le chacun pour soi a remplacé l'envie de vivre-ensemble. » La phrase m'avait beaucoup marqué. Effectivement, les Français sont de plus en plus dans une solitude, un repli sur soi. Le côté positif a été cette manifestation du 11 janvier : pour la première fois, les Français sont sortis chacun de son cocon pour se rassembler, faire preuve de solidarité. Mais la solution du problème de l'Islam en Europe n’est pas une solution que les Européens vont trouver tous seuls. Elle exige une collaboration entre les deux rives de la Méditerranée. Or ce travail n'a pas été fait, malgré l'annonce par Sarkozy en juillet 2008 de l'Union pour la Méditerranée, qui a fait long feu. Le printemps arabe a ouvert des perspectives, mais là où l’Europe n'a pas été à la hauteur, c'est en laissant libre cours aux massacres qui ont lieu en Syrie. Enfin, face à la « terreur islamiste », il faut parler de la « terreur laïque ». Entre la terreur islamiste représentée par Daech et la « terreur laïque » représentée par Bachar el-Assad, il n'y a pas de commune mesure. Le débat qui a suivi Charlie Hebdo a fait fausse route – le problème n'est pas de savoir si la religion est porteuse de violence ou pas : Saddam Hussein n'était pas islamiste, il a massacré et utilisé des armes chimiques, et les régimes laïcs européens ont commis les plus grands massacres de l'histoire de l'humanité. Il faut donc relativiser. La religion est en train d'être instrumentalisée par ceux qui veulent utiliser la violence. Mon dernier point, c'est que, chez nous, au Liban, après le 14 mars 2005, nous n'avons pas pu initier un travail de mémoire, et nous sommes donc revenus considérablement en arrière : les partis politiques continuent de fonder leur légitimité sur le passé de la guerre. En France, il y a un travail de mémoire à faire sur la guerre d’Algérie. Il n'est pas possible de laisser les choses comme elles le sont actuellement.

Mona Fayad : Je partage l’opinion de Farès Sassine concernant la démarcation du territoire et la référence à Lorenz. Cela est très représentatif de ce qui se passe aujourd’hui. Pour revenir au lien entre l’islam et la modernité, ce n’est pas vrai qu’il existe une difficulté d’accès des musulmans à cette dernière… Des révolutions sont en train de se produire, il existe une société civile active, notamment sur les réseaux sociaux. C’est vrai que les terroristes sont là, qu’ils font peur, que les islamistes sont plus puissants et s’imposent aux autres et les font taire. Ce que vient de dire Samir Frangié aussi est très vrai : il y a une manipulation de l’islam. Les terroristes ont des objectifs politiques qu’ils travestissent en conflits culturels. À titre d’exemple, certains milieux arguent du fait qu’une dizaine de personnes seulement ont été tuées à Paris alors qu’en Syrie, le conflit a déjà fait 300 000 victimes… C’est inconcevable : la tuerie de Paris ne saurait justifier ou effacer ce que commet Bachar el-Assad ! Il ne faut pas tomber dans ce genre d’amalgames. Dans les discours qui justifient l’attaque contre Charlie Hebdo, certains reprochent à la culture occidentale d’avoir sacralisé la liberté d’expression. Or, pour moi, liberté d’expression et liberté de croyance sont intrinsèquement liées : chacun est libre de sacraliser les valeurs qu’il veut. C’est pourquoi, limiter le débat à « pour ou contre » la liberté d’expression fausse le tout. La société française est libre de se définir comme elle veut, de choisir ses valeurs fondamentales et de décider quelle est la forme de liberté d’expression dont elle souhaite se doter. Mais la notion de responsabilité évoquée par Alexandre Najjar est très importante : il revient à chaque personne de s’exprimer en toute liberté, sans porter atteinte aux autres. Il faudrait enfin s’intéresser à une nuance : les terroristes et les extrémistes ont voulu radicaliser et mobiliser à travers cet acte, mais, à en voir la très faible mobilisation dans les pays islamiques, ils n’ont pas vraiment réussi. Au Liban, les réactions ont d’ailleurs été fermes d’abord vers la condamnation du crime, avant qu’il n’y ait une certaine forme d’intimidation qui revienne en force au nom du respect du sacré, et que des voix se fassent entendre pour en relativiser la portée de l’événement. Si le malaise contre les caricatures avait vraiment été aussi grand, les populations musulmanes seraient descendues en masse dans la rue, ce qui n’a pas vraiment été le cas, à deux ou trois exceptions. En France, la plupart des musulmans ont réagi en Français, le reste, la tendance dure, n’était pas représentative. Il faut toujours se méfier du chantage et de la manipulation politique. Enfin, il ne faut pas négliger le fait que ce sont les régimes arabes aussi qui exploitent, dans le cadre de leurs calculs, l’islam politique, qui se drapent de la religion pour légitimer leurs politiques. Or tous ceux qui sont pour la séparation entre le religieux et l’espace public ne doivent pas se laisser faire, et doivent œuvrer pour révéler au grand jour ce chantage et cette intimidation exercés par les différentes parties. Les révolutions arabes ont montré qu’il y a un courant civil anti-islamiste à travers l’ensemble du monde arabe, mais qu’il n’est pas suffisamment mis en valeur. Par exemple, dans la foulée de sa répression contre les Frères musulmans, Sissi, en Égypte, a mis au pas la société civile, et s’appuie aujourd’hui sur les salafistes !

Alexandre Najjar : Pour qu’il y ait plus de responsabilité, et puisque nous sommes d’accord que l’anarchie n’est pas constructive et qu’il convient de mettre en place des garde-fous, ne pourrait-on pas penser à un équivalent de la loi Gayssot relative à l’antisémitisme : une loi contre l’islamophobie, par exemple ?

Jabbour Douaihy : Les Français ont le droit d’affirmer leurs valeurs et leur identité. Fait significatif, cette image du conducteur de métro qui lance, à travers son micro, des « qui suis-je ? », et les passagers qui répondent en chœur : « Je suis Charlie ». Nous sommes face à deux crispations terribles...

Tarek Mitri : Les Français ont bien entendu le droit d’être ce qu’ils veulent être, et personne n’a le droit de contester leur droit à l’affirmation identitaire, quelle que soit la forme qu’elle pourrait prendre. Mais je reviens à la charge : je crois qu’il y a une exception française. Il s’agit d’un cas à part. Les Français ont une histoire qui explique en grande partie ce qui se produit. Ils sont plus marqués par leur propre histoire que par cette prise de conscience de se trouver dans une société pluraliste, je crois. 

Farès Sassine : Dans l’affaire Charlie Hebdo, il y a une marge de l’Occident : Charlie Hebdo est marginal en France ; Daech, ou l’intégrisme, est aussi marginal dans le monde musulman. Pourtant, à travers le combat de ces deux marges, tout semble s’être emmêlé confusément. Il existe une difficulté à traiter des questions en raison de la difficulté à identifier les protagonistes : il est question d’« islam », ce sont « les » musulmans, « les » Arabes… mais quels musulmans, quels Arabes ? Certains ne se posent plus ces problèmes. Est-ce l’Occident qui est en panne ? La France ? Le capitalisme ? La société française est-elle en plein épanouissement pour que les gens acceptent des lois sur l’islamophobie ? La crise se situe à tous les niveaux : elle englobe l’Occident, le capitalisme, l’Europe, l’État français, les pays arabes, les Arabes, les musulmans, etc. Tout s’entre-pénètre. Il est donc difficile de dire des choses sensées : tout ce qui est dit est vrai… mais le contraire est tout aussi vrai.

Samir Frangié : À partir de ce qui s’est produit en France, une question se pose au Liban. Dans notre pays, nous avons donné deux modèles : un de vivre-ensemble, et un autre de « non-vivre-ensemble ». La guerre a commencé en 1975 par des marginaux. Il suffit que les modérés des deux bords ne soient pas présents pour que quelques extrémistes imposent leur loi. Or ce qui manque aujourd’hui entre le monde musulman et l’Occident, c’est une relation ou une collaboration étroite entre les modérés des deux bords. On se retrouve chacun, dans les deux bords, en train de combattre les extrémistes, mais les extrémistes, eux, s’entraident d’une manière beaucoup plus forte qu’on ne peut l’imaginer ! Nous avons, en ce sens, l’expérience de la guerre : il suffisait de kidnapper une personne à un barrage pour provoquer des réactions de l’autre. Je souhaite souligner, dans ce sens, que Régis Debray vient de faire paraître un livre où il parle du Liban comme « modèle du vivre-ensemble »…

Tarek Mitri : …Et, en 1975, lorsque la guerre a éclaté, Debray m’avait dit : « Le Liban est l’avenir du monde ».

Samir Frangié : Précisément. Nous avons montré au monde ces deux visages. Mais nous savons lequel des deux nous offre, ainsi qu’au monde entier, un avenir…
 
 
Tala Safié
"Les terroristes ont des objectifs politiques qu’ils travestissent en conflits culturels." Mona Fayad "L’importance du vivre-ensemble reste un apprentissage de tous les jours." Michel Hajji-Georgiou
 
2020-04 / NUMÉRO 166