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Mark Twain, un misanthrope caustique
Plus d’un siècle après sa mort, nous parvient un inédit de l’auteur illustre de Tom Sawyer. Un texte sombre et terriblement prémonitoire.

Par Jean-Claude Perrier
2018 - 01
Officiellement, le dernier livre de Mark Twain (1835-1910) est Le Mystérieux Étranger, paru posthume en 1916. En fait, il a fallu attendre 1962 pour que soit publié aux États-Unis Lettres de la terre, un ensemble de textes inédits dont les cinq ici rassemblés sous le titre Cette Maudite Race humaine font partie. C’est Clara Clemens, la seule fille survivante de l’écrivain (de son vrai nom Samuel Langhorne Clemens), qui s’y était opposée durant plus d’un demi-siècle, sous prétexte qu’elle les trouvait « blasphématoires » et ne reflétant pas « les véritables opinions de son père », explique Nancy Huston dans sa courte préface à l’édition française. Le livre lu, on la comprend, Clara, dans sa démarche doublement pieuse. Mais elle avait aussi doublement tort : bien que brefs, ces textes du « père de la littérature américaine » (dixit Faulkner) sont de vrais petits bijoux.
À partir de 1893, alors qu’il était riche, populaire et heureux en famille, une série de catastrophes s’abat sur lui : problèmes financiers, graves ennuis de santé qui altèrent ses facultés créatrices, mort d’une de ses filles, folie d’une autre, maladie et mort de sa femme chérie. Naturellement, la tonalité de ses livres (comme Pudd’nhead Wilson) s’en ressent, désormais plus tragique que bouffonne, et assez nettement misanthropique. On est bien loin de Tom Sawyer (1876) et Huckleberry Finn (1884), ses deux chefs-d’œuvre qui n’ont aucun équivalent dans la littérature américaine, et ont fait sa fortune et sa réputation.

Les courts essais de Cette Maudite Race humaine sont donc sombres, très sombres, derrière la causticité, l’ironie grinçante dont l’auteur ne se départit jamais. Dans « Le monde a-t-il été fait pour l’homme ? », il fait semblant de chercher et d’admettre des preuves scientifiques de l’apparition de l’homme sur la terre, il y a 32 000 ans. Mais il fait alors observer que si le monde est vieux d’un million d’années, il a alors fallu attendre l’homme 99 968 000 ans, au terme d’une évolution qui commence par l’huître et se poursuit jusqu’au singe ! C’est farfelu et, en effet, totalement inacceptable pour les créationnistes et bigots de toutes obédiences. Dans « Au tribunal des animaux », il fait défiler six prévenus, du lapin, pendu pour désertion, jusqu’au mouton, loué pour sa vertu, avant de statuer sur le sort de la machine, responsable de nombreuses catastrophes. Mais elle sera acquittée : rien n’est de sa faute, mais de celle de l’homme, son créateur. Dans son analyse de La Terre d’Émile Zola, « un livre effrayant », il fait mine de croire que rien de semblable à ce que décrit le romancier français ne serait possible en Amérique… sauf dans le Massachusetts ! Dans « L’intelligence de Dieu », il renvoie à son hypocrisie l’homme qui loue la création de Dieu, tout en massacrant allégrement ses créatures. Dans « L’animal inférieur », enfin, il dresse un réquisitoire accablant de toutes les tares de l’homme (sa cruauté gratuite, son avarice, sa vindicte, sa vulgarité, son sadisme, son patriotisme, sa religiosité, son sens moral – sauf les Français ! –, ses infirmités et maladies…), qui le placent, malgré qu’il en ait, bien au-dessous des créatures animales. Avec des formules-choc : « l’homme est le seul animal religieux », « le comte est cruel, l’anaconda ne l’est pas », et un rapprochement entre la révolte des Crétois, en 1897, contre les Ottomans, qui aboutira à un massacre des chrétiens par les musulmans et le massacre de la Saint-Barthélémy, en France, en 1572, perpétré par les catholiques contre les protestants. Tous des chrétiens, et chacun au nom de sa foi. 

Un Mark Twain décapant, politiquement incorrect, qui aurait fait grincer pas mal de dents en son temps, et dont la voix prend aujourd’hui, en ce nouveau siècle de barbarie, de saccage de la planète, des résonances prophétiques, pessimistes, apocalyptiques, même tempérées d’humour, noir, forcément.

 
BIBLIOGRAPHIE 
Cette Maudite race humaine de Mark Twain, traduit de l’anglais (américain) par Isis von Plato et Jörn Cambreleng, Actes Sud, 2018, 75 p. 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166